Une nouvelle intervention étrangère visant Lybie

Approuver sans discussion une nouvelle intervention étrangère visant l’EI, voilà la raison qui se cache derrière cette hâte à créer un gouvernement d’unité nationale

Cela fait maintenant près de cinq ans depuis le début de la révolution en Libye et quatre depuis le renversement de Mouammar Kadhafi. L’intervention militaire a eu des conséquences inattendues. Elle a engendré une autre insurrection au Mali en chassant les Touaregs. Elle a fait affluer les armes dans le pays et a laissé un patchwork de ville-États qui a brisé tout sens d’unité nationale. Chaque puissance régionale se bat depuis pour avoir le contrôle.

La Libye est devenue la scène de conflits par procuration dans lesquels les besoins et intérêts des Libyens sont secondaires par rapport aux grands jeux coloniaux auxquels se livrent les États rivaux du Golfe. Entre un et deux millions de Libyens ont fui sur une population de six millions.

Au passage, la crédibilité de la communauté internationale comme honnête négociateur a été réduite à néant. Le « plan Marshall » de 61 milliards d’euros promis lors de la réunion du G8 en 2011 ne s’est jamais concrétisé. Les élections anticipées n’ont pas abouti à la formation d’un gouvernement d’unité nationale et non, Westminster ne pouvait pas être parachuté à Tripoli.

La communauté internationale a joué la politique. Elle a choisi ses partenaires et ses causes. Elle a ignoré une décision de la Cour suprême jugeant que la Chambre des représentants (CDR) à Tobrouk était inconstitutionnelle, mais l’a écoutée quand cette même cour a jugé qu’Ahmed Maitiq ne pouvait pas être Premier ministre.

Un silence absolu – une absence totale de réaction, ni aucune enquête officielle – a suivi la divulgation des courriels montrant que Bernardino León promouvait secrètement les intérêts de ses futurs employeurs des Émirats arabes unis tout en travaillant en tant qu’envoyé spécial de l’ONU. Une lettre de plainte d’un des parlements, le Congrès général national, a été ignorée. Les informations ont été enterrées le jour des attentats de Paris.

Une initiative de paix rival à Tunis a également été ignorée. Cependant, le « Leóngate » n’a pas mis fin au projet auquel l’ancien envoyé travaillait. Il a avancé quoi qu’il en soit. Dimanche à Rome, des représentants de dix-sept pays, dont l’Égypte, l’Allemagne, la Russie, la Turquie et la Chine, ont signé une déclaration commune appelant à un cessez-le-feu immédiat et promettant de couper tout lien avec les factions qui ne signeraient pas l’accord.

Après seulement trois jours, la cérémonie de signature prévue par l’ONU à Skhirat (Maroc) mercredi semblait dans la tourmente. Sur la base des signatures de chacun des membres des deux parlements rivaux de Tobrouk et Tripoli, l’ONU semblait avoir ignorer les responsables des deux organes.

La colère était telle qu’elle a contraint les dirigeants rivaux des deux institutions, la CDR soutenue par l’Occident à Tobrouk et le CGN de Tripoli, à se rencontrer pour la première fois à Malte. Ils ont rejeté conjointement la pression exercée par l’ONU pour signer l’accord.

« Nous sommes venus ici pour annoncer au monde que nous sommes capables de résoudre nos problèmes nous-mêmes avec l’aide de la communauté internationale, mais que nous n’accepterons pas une intervention étrangère contre la volonté du peuple libyen », avait déclaré alors le président du CGN Nouri Bousahmein.

Ce ne sont pas les seules inquiétudes suscitées par le plan de l’ONU. Au lieu de créer un parlement à partir de deux, il pourrait, selon les analystes comme Mattia Toaldo, membre du Conseil européen des relations internationales, créer trois parlements à partir de deux. Personne n’a pensé à obtenir des milices les garanties de sécurité nécessaires avant qu’un gouvernement d’unité nationale puisse siéger à Tripoli.

On peut supposer que l’annonce d’un accord est devenue plus importante qu’en conclure un. Pourquoi et pourquoi maintenant ?

León était très précis sur sa stratégie dans son courriel au ministre émirati des Affaires étrangères Abdallah ben Zayed. León indique que l’objectif principal de son plan était de « briser une alliance très dangereuse entre islamistes radicaux/FM [Frères musulmans] et Misratains ». Quel que soit le nom qu’on leur donne, ils sont une partie au conflit situés à Tripoli. L’OTAN était heureux de combattre aux côtés de ces milices lorsqu’elles évinçaient Kadhafi.

León ne voulait pas d’un accord qui aurait donné à tous les acteurs du conflit l’occasion de participer à part égale à l’avenir politique de ce dernier. À ce propos aussi, il était très clair : « J’ai une stratégie, qui devrait certainement fonctionner, pour délégitimer totalement le CGN [Congrès général national] », a écrit Léon.

L’ancien diplomate espagnol s’inquiétait à l’idée que l’Union européenne et les États-Unis cherchent un accord global : « Certains acteurs internationaux (principalement les États-Unis et l’UE) ont demandé ces derniers jours à opter pour le ‘’Plan ‘’, à savoir une conférence de paix classique avec les belligérants dans le cadre d’une force multinationale de l’ONU. Cette option est, à mon avis, pire qu’un dialogue politique : tout d’abord, comme vous l’avez très justement souligné, parce qu’elle permettra de traiter les deux côtés comme des acteurs égaux et contournera les institutions légitimes. En outre, parce qu’elle fera asseoir les milices autour de la table, pour discuter d’une solution globale qui comprendra des éléments politiques, et cela pourrait inclure certains éléments radicaux ou leurs alliés. »

Traiter les deux côtés comme des acteurs égaux ? Que Dieu nous en préserve : « Le pays que nous avons mentionné dans notre dernière conversation [les Émirats arabes unis] ne sera pas prêt à soutenir une telle possibilité », a écrit León. Voilà ce qui importe à ses yeux, pas les États-Unis ou l’UE, ni même l’ONU. Et c’est bien là le problème. Non pas que l’ONU elle-même n’ait pas connu de problèmes. Dans un autre email divulgué, un diplomate des EAU à l’ONU s’inquiétait de la façon de couvrir le fait que son gouvernement expédiait des armes à la Libye, en violation de l’embargo sur les armes des Nations unies.

« Le fait est que les Émirats arabes unis ont violé la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU sur la Libye et continuent de le faire », a écrit le 4 août dernier Ahmed al-Qasimi, un haut diplomate émirati, dans un email adressé à Lana Nusseibeh, l’ambassadeur des Émirats arabes unis à l’ONU.

Si les diplomates avaient respecté les procédures énoncées par la résolution de l’ONU, a écrit Qasimi, cela « exposerait à quel point nous sommes impliqués en Libye… Nous devrions essayer de nous couvrir pour atténuer les dégâts. »

León expliquait lui-même il y a un an dans son courriel que la présence de l’État islamique ou de groupes affiliés à al-Qaïda en Libye était secondaire par rapport à la nécessité de rompre l’alliance de factions islamistes avec la ville-état de Misrata.

Le groupe EI est-il devenu si puissant en un an en Libye qu’il a déjoué tous les calculs ? Apparemment non. Les spécialistes de la Libye présents lors de la Conférence sur les dialogues méditerranéens à Rome, conférence organisée par le ministère italien des Affaires étrangères et l’Institut italien d’études de politique internationale, incitent tous à la prudence.

Alison Pargeter, analyste de l’Afrique du Nord et chercheuse au Royal United Services Institute, était l’une d’eux. Elle a déclaré à la conférence : « Tous ces discours sur la Libye, qui serait une solution de repli pour l’EI et les Irakiens et les Syriens qui arriveraient en masse dans ce pays, sont exagérés à l’heure actuelle. Daech est présent, mais n’est vraiment fort que dans certaines régions, comme Syrte et ses environs. » Trois facteurs, selon elle, circonscrivent son expansion : le rôle des tribus, la présence d’autres groupes armés et la méfiance intrinsèques des Libyens face aux étrangers.

Elle a mis en garde la communauté internationale contre l’amalgame entre le groupe EI et des groupes djihadistes libyens rivaux qui, à un moment donné, l’ont combattu : le Conseil de la Choura des révolutionnaires de Benghazi, le Conseil de la Choura des moudjahidin de Derna, le Conseil de la Choura des révolutionnaires d’Ajdabiya ont tous publié des déclarations se distançant de Daech.

Alison Pargeter a ajouté « Nous ne pouvons vraiment pas rejeter tous ces djihadistes et les regrouper sous le nom de Daech, comme un problème qui peut être simplement éliminé. Peut-être devons-nous accepter que certains de ces éléments ne peuvent pas être vaincus militairement et, qu’on le veuille ou non, qu’ils devront faire partie de la solution pour la Libye. Ils sont une pièce difficile du puzzle dont on doit s’occuper si on veut que la paix revienne un jour en Libye. »

Ce n’est toutefois pas ce que disent la Grande-Bretagne et la France. Une source du gouvernement britannique a déclaré au Telegraph que les ministres « se dirigeaient vers » un plan consistant à envoyer une aide militaire aux côtés des alliés européens pour vaincre l’État islamique en Libye. La France, qui a effectué des vols de reconnaissance au-dessus de la Libye, souhaite également une autre mission de bombardement de l’Occident. Vendredi dernier, le Premier ministre Manuel Valls a demandé à ce que les efforts internationaux pour écraser les djihadistes de l’État islamique s’étendent aux pays d’Afrique du Nord. « Nous sommes en guerre, nous avons un ennemi […] que nous devons combattre et écraser en Syrie, en Irak et demain sans doute en Libye », a-t-il déclaré.

Un tel résultat est ce que l’Égypte et les Émirats arabes unis cherchaient à obtenir depuis le coup d’État militaire au Caire il y a deux ans. Prévenir de la nécessité d’une intervention étrangère dans l’est de la Libye fut le premier geste ou presque du nouveau régime en Égypte en 2013. Le général élu par Abdel Fattah al-Sissi pour cette mission est le général libyen renégat qui a travaillé pour la CIA Khalifa Haftar – une personnalité tellement clivante qu’il a même réussi à diviser le parlement de Tobrouk.

Avant que les bombardements puissent commencer, la Grande-Bretagne et la France doivent être invitées à intervenir par la Libye elle-même. Cela n’arrivera pas à moins qu’il y ait un gouvernement nominal d’unité nationale. Il n’a pas à siéger. Il lui suffit simplement d’exister en tant qu’entité virtuelle. Voilà la raison qui se cache derrière cette hâte à créer un gouvernement d’unité nationale. Son premier acte ne serait pas d’entamer un processus de réconciliation nationale. Ni même de se lancer dans la quête de la sécurité nationale. Ce serait d’entériner une autre intervention étrangère.

Les interventions forment un cercle parfait – de la Libye au Mali, à l’Irak, à la Syrie, et maintenant retour à la Libye. Chaque intervention fournit le prétexte à une autre. Et aucune d’elle ne finit. La France a lancé son intervention militaire au Mali en janvier 2013 pour mettre fin à un soulèvement de différents groupes militants dans le nord. La mission était de libérer le nord de l’occupation djihadiste et de restaurer la souveraineté malienne sur l’ensemble du territoire. Ce n’est pas vraiment ce qu’il s’est passé. L’opération Serval est terminée et l’opération Barkhane continue. Les Français sont toujours là, tout comme les djihadistes.

Bombarder l’EI à Syrte signifierait sans doute bombarder d’autres groupes djihadistes dans l’est du pays, lesquels ont jusqu’à présent largement agi comme un frein à l’expansion de ce dernier. Après près de cinq ans, les Libyens devraient réaliser que ni l’ONU ni la communauté internationale ne peuvent mettre un terme au conflit en Libye. L’expérience a montré que la médiation internationale peut être corrompue. Celle-ci peut donc exacerber et prolonger le conflit.