Pourquoi n'y a-t-il pas de véritable rassemblement souverainiste ?

25.01.2018

FIGAROVOX/ANALYSE - La France est-elle eurosceptique ? Du «non» au référendum de 2005 à l'intérêt des Français pour le Brexit, il serait tentant de le penser. Mais pour Antoine Morvan, les divisions au sein des courants souverainistes sont trop fortes pour permettre l'émergence d'un programme commun.

Si les affaires judiciaires de François Fillon et leur écho médiatique ont largement éclipsé les grands enjeux d'une élection qui a pourtant marqué un tournant décisif dans la vie politique française, il reste que la multiplication des candidats eurosceptiques ou souverainistes a été l'autre nouveauté de la campagne.

 

Un certain nombre d'événements avait depuis plusieurs années été lourd de promesses pour les partisans d'une autonomie institutionnelle et monétaire de la France vis-à-vis de l'Union Européenne: la victoire du «non» au référendum de 2005, la crise de l'euro, le Brexit de l'an passé ou encore l'alignement de nos voisins européens sur la politique étrangère parfois aventureuse de Washington. Or, depuis la fin de la présidentielle, avec le départ de Florian Philippot du Front National et les contorsions de Jean-Luc Mélenchon pour maintenir l'unité de son mouvement, la question de la souveraineté française semble être retournée dans l'ombre d'où elle était sortie. Pourquoi donc cette nouvelle défaite du souverainisme ?

Outre les facteurs sociologiques qui montrent que la classe moyenne française et les épargnants, majoritaires dans le pays, sont plus que réticents à un éventuel Frexit, moins par adhésion au modèle européen que par crainte de l'isolement et des conséquences économiques d'une sortie de l'euro, c'est davantage sur les contradictions idéologiques sur lesquelles nous voulons insister. Ce faisant, il faut relativiser la victoire du «non» au référendum de 2005 qui avaient suscité tous les espoirs des souverainistes. Les motifs de l'opposition à la question posée par le référendum étaient multiples, et parfois inconciliables dans un programme politique cohérent: il s'agissait à la fois d'une opposition de droite à la politique migratoire et à la réduction des pouvoirs institutionnels, et d'une opposition de gauche hostile à la politique économique encouragée par la commission, et surtout, il faut le rappeler, l'expression de mécontentements divers à l'encontre de Jacques Chirac et de la classe politique gouvernante.

Difficile de rassembler dans ces conditions, comme l'ont souvent imaginé les souverainistes, une France du «non» sur une base idéologique solide. Or, c'est précisément la dispersion qui a toujours signé la faiblesse du courant souverainiste. Son chemin de croix sur la voie du rassemblement ne date pas d'hier: les échecs de Philippe Séguin et de Jean-Pierre Chevènement à rassembler au-delà de leur cercle politique et à séduire massivement en sont les plus insignes exemples. Pour s'en convaincre, il suffit aujourd'hui même d'observer la poussière de chapelles souverainistes dont les chefs, divisés qu'ils sont dans leurs querelles d'égo, n'égalent par ailleurs ni en hauteur de vue ni en compétence technique leurs augustes quoique malheureux prédécesseurs.

Deux fractures fondamentales empêchent le rassemblement de ce que les fondateurs de la Fondation Marc Bloch appelaient les «républicains des deux rives». En premier ressort, l'opposition gauche/droite demeure toujours, et ce jusque dans la mouvance souverainiste, sous un mode bien spécifique. Plus profonde qu'il n'y paraît, elle répond à deux pratiques antinomiques du pouvoir. À droite, le courant souverainiste le plus souvent assumé comme tel, héritier d'une tradition gaullo-bonapartiste dont l'autorité d'un État dirigiste reste la vertu cardinale, guidée par une figure incarnant l'unité politique d'une société toujours sur la pente de la division et dont la division est cause et symptôme de perte de puissance. En regard, un lignage plus flou, sorte de jacobinisme mâtiné de jaurésisme, hériter de la Troisième République, méfiant envers le pouvoir d'un seul, pour qui la pratique parlementaire est plus décisive et importante pour faire naître la volonté du peuple à elle-même que les affres possibles d'un volontarisme exécutif. Sans parler des vieilles détestations de principe pour la droite dans son ensemble qui avaient empoisonné la campagne de Jean-Pierre Chevènement en 2002. On nous objectera que ces deux conceptions ne sont pas incompatibles ; pour preuve le goût du même Chevenèment pour l'autorité de l'État, illustré au moment des tiédeurs du gouvernement Jospin à l'endroit des nationalistes corses ou encore le souci d'un Philippe Séguin Président de l'Assemblée Nationale, attentif à l'expression de toutes les sensibilités politiques et à la qualité du débat parlementaire. Il est vrai que les deux hommes auraient d'ailleurs fort bien pu gouverner ensemble en leur temps.

Mais force est de constater qu'aujourd'hui ce clivage répond à deux sensibilités et à deux rapports au pouvoir fort différents. Soyons honnêtes: qui imaginerait gouverner d'une même voix un Jean-Luc Mélenchon aux poussées anarchisantes, naturellement hostile à la «monarchie présidentielle» et à l'exécutif, qui plus est flatté dans cette voie par une part importante de son mouvement, et, disons, un Florian Philippot ayant toujours aspiré à une reprise en main de l'État souverain par une technocratie colbertienne? L'exercice du pouvoir et la réalité politique peuvent contenir ces contradictions ; un programme commun, lui, exige d'élaborer en premier lieu un cœur doctrinal cohérent, quitte à l'ouvrir par la suite à d'autres pans idéologiques plus ou moins compatibles. Un amalgame artificiel et contradictoire ferait craindre aux Français l'indécision voire l'amateurisme de ses signataires.

En second lieu, la querelle de l'identité, beaucoup plus féroce en vérité, divise quant à elle les eurosceptiques de droite. Les reliquats du gaullisme social d'un côté, rendu audible par Florian Philippot ou des intellectuels comme Jacques Sapir ou Natacha Polony, ont été attaqués radicalement par les protestataires issus de l'extrême-droite anti-gaulliste, incarnée par un Robert Ménard ou une Marion Maréchal-Le Pen. Entre deux eaux naviguent les incertains, comme Marine Le Pen ou Nicolas Dupont-Aignan dont les sorties sur l'assistanat ou contre les vaccins témoignent de son manque de connaissance des sujets essentiels et subséquemment de son naturel pour la démagogie.

Si la frontière a toujours été étanche entre le gaullisme et la nouvelle droite issue de la collaboration et des partisans de l'Algérie française jusqu'aux années 2000, il faut bien avouer que le séguinisme, dépourvu de l'épopée de la Résistance dont bénéficiait le Général De Gaulle, a toujours souffert de «l'intellectualisme» de son discours institutionnaliste, d'une admirable rigueur conceptuelle mais éprouvant toutes les difficultés à se rendre sensible auprès d'un public large. En conséquence, d'aucuns, Florian Philippot en tête, ont cru possible de s'appuyer sur l'abîme grandissant entre le peuple et les élites, ainsi que sur les problèmes suscités par l'intégration des populations immigrées depuis 40 ans, pour convaincre les électeurs des classes populaires d'une nécessaire sortie du maillage économique européen, limitant les marges de manœuvre de l'État français, et de l'espace Schengen. Il ne fait aucun doute que l'ancien bras droit de Marine le Pen cherchait à ce que le Front National, du groupe contestataire et polymorphe qu'il était, devînt un parti de pouvoir sérieux, doté de cadres compétents et aptes à gouverner, fort d'une ossature idéologique suffisamment cohérente et souple pour permettre un programme politique positif, soucieux des réalités. L'humiliante défaite de Marine Le Pen en mai dernier et ses démêlés avec Florian Philippot en septembre ont pourtant consommé la rupture: il paraît évident que faire de l'identité culturelle la mère des batailles constitue un aphrodisiaque extrêmement efficace sur la courte durée, cristallisant un temps des ghettos électoraux plus ou moins larges, mais peine, par son étroitesse de vue et les peurs qu'elle suscite avec raison, à convaincre une majorité de français.

Qu'on ne s'y méprenne pas: pour adhérer à une communauté politique, il faut plébisciter un certain nombre de principes et de «valeurs» démocratiques en même temps qu'il faut se projeter dans un sens culturel et historique constitutifs d'un «nous». Or, pour qui connaît son histoire de France, toujours l'unicité culturelle du pays a été au premier chef le fait de l'État: le politique y précède le culturel, et le combat pour la sauvegarde du pays, encore que motivé par un sentiment national, a toujours et avant tout été mené au nom de la restauration d'institutions vectrices de stabilité. Par conséquent, balayer la question institutionnelle par détestation de l'État et des services publics identifiés à la gauche, comme le font l'actuel Front National et ses satellites, ainsi que le président des Républicains nouvellement élu relève aussi bien d'une erreur stratégique que d'une mécompréhension de l'identité française.

D'ailleurs, les nouveaux caciques du Front National ne se montrent guère hostiles à l'Union européenne par principe pourvu qu'elle soit chrétienne, blanche, libérale et qu'elle respecte les identités régionales jusque - et même surtout - dans leurs aspects les plus folkloriques. En somme, le tremplin que pouvait constituer pour une partie des souverainistes le Front National piloté par Florian Philippot paraît plus obsolète que jamais. Emmaillotée dans ces contradictions, l'idée de souverainisme a pourtant surgi de manière inattendue lors de la campagne présidentielle derrière la figure de Jean-Luc Mélenchon. Le mot, identifié à la droite, n'a bien entendu jamais été prononcé par le candidat de la France Insoumise. Pourtant c'est bien, ce nous semble, la question de la souveraineté populaire qui a permis à Jean-Luc Mélenchon de tripler le score que lui accordaient les sondages en début de campagne: son opposition bien plus fondamentale et claire face à l'Union européenne qu'en 2012, son programme très westphalien de politique extérieure, sa pédagogie et son insistance sur la gravité de la question politique, quand tous les autres candidats multipliaient effets de manche communicationnels grossiers et indignes de prétendants à la magistrature suprême (on se remémorera à cet égard les filtres Snapchat d'Emmanuel Macron, de Marine le Pen et de François Fillon ou de la présence de Nicolas Dupont-Aignan dans «Touche pas à mon Poste»).

Tout cela a permis de porter la question de la souveraineté avec une vigueur telle que jamais elle ne l'avait été depuis Philippe Séguin. Mieux encore, son image de hussard noir et ses périodes latines entrelardées de truculences verbales ont été autant de suggestions d'une certaine identité de la France, que tous les candidats de droite sont du reste bien en peine d'incarner. Or la défaite semble avoir fait perdre au héraut de la France Insoumise l'élan et les intuitions du printemps. Les détails ne trompent pas: outre le manque de fermeté évident vis-à-vis des éléments antirépublicains au sein de son mouvement, en sus des guignoleries vestimentaires des uns et des autres, Jean-Luc Mélenchon lui-même n'a pas su prendre à bras-le-corps la question de la souveraineté au moment où elle se posait: bien qu'il ait rectifié sa position plusieurs semaines après son intervention, on a retenu que c'est en tant que symbole marial et non parce qu'il avait été rejeté par le peuple français en 2005 que la France Insoumise s'était opposé au surplomb du drapeau européen dans l'hémicycle.

La communication et l'agitation semblent avoir pris le pas sur sa manière politique de poser les problèmes, qui avait fait la force de sa campagne présidentielle. Tout le paradoxe de cette défaite du souverainisme demeure que le candidat qui y semblait le plus opposé en a pris l'essentiel des symboles et des oripeaux depuis son investiture. La concentration du pouvoir entre les mains d'un véritable Conseil d'en-haut, l'autorité directe du Prince sur une technocratie de grands commis, la prépondérance, pour ne pas dire le dédain, de l'exécutif vis-à-vis des assemblées, l'image d'un État pragmatique et volontaire qui observe les factions sans en reconnaître aucune, dorent d'un éclat louis-quatorzien les premiers mois d'Emmanuel Macron à l'Élysée et répondent, quoi qu'on en dise, à une aspiration profonde et déçue, depuis François Mitterrand si ce n'est le Général De Gaulle, d'une partie des Français vis-à-vis du pouvoir.

 

La déconsidération des États-Unis depuis l'élection de Trump et l'actuelle position de faiblesse de la chancelière allemande depuis l'échec de sa coalition rehaussent par contraste l'image du Président français et lui permettent plus de liberté que ses prédécesseurs notamment en ce qui concerne la guerre civile syrienne et la question des migrants. Sauf à ce que l'Allemagne et l'Amérique n'engagent un bras de fer avec la France, qui, au vu de ses faibles marges de manœuvre économiques, ne pourra en l'état actuel que céder, sauf à devoir faire face à une crise politique majeure, due à un possible insuccès des réformes du gouvernement, sauf enfin à voir l'émergence inattendue d'une force politique nouvelle, à l'image de celle qui fut la sienne il y a un an et demi, Emmanuel Macron est assuré de maintenir l'illusion de la souveraineté française et de partir avec un solide avantage pour 2022. Gare tout de même: un de ces scénarios, ou un de ces imprévus dont l'histoire a le secret, obligerait Emmanuel Macron à faire cesser sur la question de la souveraineté une ambiguïté dont on ne sort, comme chacun le sait, qu'à son détriment.

 

 

Source : Le figaro