Les conséquences méta-économiques des sanctions antirusses
A cause des sanctions, la Russie est entrée dans une autre dimension temporelle, où le temps va devoir s’écouler différemment qu’au sein de ses partenaires actuels et passés. Certains de ceux-là entreront eux aussi dans leur propre dimension temporelle.
Partons de choses très concrètes avec cet article disponible en français sur le site russe topwar.ru : « Sanctions pour l’Ukraine et notre production de camions »
https://fr.topwar.ru/193696-sankcii-za-ukrainu-i-nashe-proizvodstvo-gruzovikov.html
Différents problèmes industriels y sont abordés, dans le seul domaine des camions lourds. Nous partirons de ces problèmes pour étendre la logique qu’ils révèlent à des évolutions plus générales.
1 – La disparition ou le déclassement des partenaires commerciaux habituels
Le problème le plus saillant est que plusieurs lignes de production de camions lourds étaient jusqu’à présent dépendantes de l’approvisionnement de boîtes de vitesse du fournisseur allemand « Daimler Trucks ». A court terme, l’industrie russe se trouve donc dépourvue.
Des alternatives chinoises existent, mais il apparaît dans cet article que cette alternative n’est pas non plus vraiment désirée. Il y a des considérations techniques, mais aussi stratégiques. La Chine n’est pas nécessairement un partenaire souhaitable, pour des raisons politiques et de balance commerciale.
Il a peut-être aussi un problème de fiabilité si l’on considère que la Chine est tout comme l’Europe victime de l’épuisement des ressources fossiles et donc d’un effondrement économique sans doute irrécupérable.
Pour les Russes, il devient donc nécessaire de produire soi-même les composants critiques pour ses camions, ce qui va mobiliser des sommes importantes et du temps. Même si les sanctions devaient être levées, il ne sera plus possible de revenir au status quo ante, en raison d’une part des sommes déjà engagées dans la solution « autarcique », « nationale » ou « souveraine » ( peut-être même « colbertiste » comme on le verra plus bas) mais aussi d’autre part parce que rien ne garantit que d’autres sanctions ne soient prononcées par un nouveau caprice atlantiste.
Ainsi les sanctions européennes causent moins une interruption momentanée des échanges qu’elles ne détruisent à très long terme la confiance que l’on peut porter aux pays européens sur le plan commercial. C’est la déglobalisation radicale de toute l’Union Européenne qui vient de se produire, sauf peut-être pour quelques pays pragmatiques comme la Hongrie.
La dislocation de l’UE apparaît ainsi inévitable mais sans doute salutaire pour certains pays, régions ou villes qui auraient la possibilité et l’initiative de s’en désolidariser à temps. Peut-être en sera-t-il de même pour certaines zones très spécialisées en Chine, comme le Delta de la Rivière des Perles.
2 – Le néo-colbertisme deviendra-t-il un soviétisme ?
L’article est intéressant en ce qu’il indique que seul l’État russe dispose de l’autorité requise pour pouvoir coordonner les efforts des entreprises du secteur.
Comme il s’agit de productions stratégiques concernant à la fois la possibilité de conduire des opérations militaires et les besoins civils (camions de transport mais aussi camions-poubelle, pour ne prendre que les exemples fournis par l’article), il y a une nécessité d’arbitrage et donc de décision qui incombe à l’État. L’État est aussi celui qui sera à même de fournir les moyens de la nécessaire transformation de ce secteur.
Or l’État russe se trouvant en situation de guerre, nous dépassons le simple volontarisme d’État pour nous retrouver dans un situation d’économie de guerre, qui au temps de l’Union Soviétique a conditionné l’économie civile bien après la fin des conflits.
Nous voyons dans cet article qu’il est question de diminuer la variété des véhicules disponibles et de simplifier les composants. A plus long terme on peut s’attendre que l’on mettra à nouveau l’accent sur la standardisation des pièces pour des gammes à la durée de vie très longue, comme à l’époque soviétique. Ce sont des mesures de bon sens dans le contexte de l’effondrement post-fossile.
Nous avons parlé ici du secteur des camions lourds mais nous pouvons nous douter que l’ensemble des secteurs industriels (aujourd’hui désignés par « économie physique » ou même « économie réelle ») suivra la même évolution.
Le rythme de cette transformation industrielle et sa portée seront dépendantes des objectifs de la guerre qui vient de débuter. C’est pourquoi la Russie vient de créer sa propre dimension temporelle en ce qui concerne le fonctionnement et l’évolution de son économie.
Notons au passage que Vladimir Poutine vient de poser le principe de l’économie du sang russe dans le conflit en cours : « Le président a donné l’ordre d’annuler l’assaut contre l’usine d’Azovstal »
https://fr.topwar.ru/195270-prezident-otdal-prikaz-otmenit-shturm-zavoda-azovstal.html
Il s’agit donc ici d’un conflit qui va durer longtemps, et qui ne sera pas fait de grands coups médiatiques comme les médias occidentaux aiment à représentent la guerre. Cela ressemblera davantage au conflit syrien qui s’éternise qu’à l’opération « Iraqi Freedom », avec sans doute des résultats plus pérennes aussi.
3 – La Communauté Européenne de la Pénurie et de la Crise
Du côté européen il n’y a rien d’équivalent à tout cela. Les décisions prises à « Bruxelles » ont maximisé la pénurie énergétique, sans doute à dessein face au spectre de la crise post-fossile. On s’imagine mal une Ursula von der Leyen ou un Charles Michel coordonnant une économie de guerre à échelle continentale après avoir tant œuvré à détruire le tissu industriel mais surtout les compétences professionnelles et humaines.
Privée de ressources énergétiques, la France elle-même ne pourra rien produire du peu qu’elle sait encore faire, comme par exemple ses Rafales. La guerre contre la Russie ne pourra pas avoir lieu, même si la jeunesse des cités, les étudiants aux jobs ubérisés, les migrants multiples et les quelques 30% d’illettrés des nouvelles générations se trouveraient par miracle amenés à la frontière orientale de la Pologne.
Le continent européen lui-même va donc entre dans sa propre dimension temporelle, marquée par la désintégration de l’économie et de la population. Leurs « élites » resteront avec une laisse au cou, s’interdisant de contester toute idéologie d’outre-atlantique même lorsque celle-ci contredit ouvertement les fondements de la biologie reproductrice tels que les gamins des fermes du Tiers-Monde les constatent évidemment. Nous en sommes là.
Le pire poison que pourraient nous inoculer les États-Unis seraient de disparaître avant qu’une nouvelle génération politique ne naisse en Europe pour contester leur emprise. Nous resterions ainsi psychologiquement démunis, croupissant dans l’ombre d’un géant déifié comme le firent certains royaumes hellénistiques après la mort d’Alexandre.
Nous entrerions alors dans une dimension temporelle que l’on qualifierait d’époque, comme les îles britanniques vécurent les « Dark Ages » après la chute de Rome, où il n’existe plus que le présent et des fragments d’un passé refoulé car traumatique.
Par Alexandre Karadimas
Source : Strategika