Les «Compromis» de Poutine

Il est bien connu que la politique extérieure est le prolongement de la politique intérieure. Dès lors si à l’intérieur du pays, Poutine mène une politique de compromis national, il n’est pas étonnant que sa politique extérieure se caractérise par une insistante absence d’agressivité. Et cela en irrite plus d’un. L ‘insuffisance de radicalisme tant en matière d’affaires intérieures que de politique internationale irrite. A un point tel que ce président, grâce à qui la Russie récupéra son statut de grand puissance, grâce à qui le pays est à nouveau respecté et écouté, ce président, donc, est accusé d’être faible, et prédisposé aux courbettes devant l’Occident. En est-il vraiment ainsi ?

Je pense que les histoires concernant Khodorkovski, Gousinski, Berezovski et d’autres de leurs camarades moins célèbres mais non moins dangereux, témoignent de ce que le Président de Russie a une perception tout à fait correcte de la limite qui sépare le compromis de la capitulation. Et chacun des compromis poutiniens joue en faveur de Poutine. En outre l’orientation des changements ne permet pas de douter de ce que l’objectif final soit la prise en charge par l’État de la direction de l’économie et de la mise en œuvre de son déploiement international, renforcé par une puissance militaire nécessaire et suffisante. Concrètement, pendant les quinze ans de direction de la Russie, Poutine a réalisé une stratégie complexe consistant en :

Assurer la stabilité politique intérieure du pays au moyen d’un compromis politique national . A l’exception des plus arrogants d’entre eux, les oligarques n’ont pas été dékoulakisés. Un pacte de non agression fut conclu avec eux ; ils conservaient leurs actifs en échange de leur engagement à ne pas interférer sur la scène politique et à adapter, sans broncher, leurs affaires aux intérêts de l’État. Les contrevenants à la convention subirent la punition et continuent à être fermement punis) ;
Garantir une situation favorable en politique extérieure, au moyen d’une politique de résistance modérée à l’Occident (La Russie a montré les dents lorsqu’on s’est mis à la harceler, mais elle l’a fait en restant dans les limites des convenances, ne se permettant rien de plus que la France ou l’Allemagne et maintenant globalement un rhétorique amicale envers l’Occident) ;
Gagner du temps, une dizaine d’années, afin de procéder au relèvement et au développement de l’économie et des forces armées, de préparer une réorientation des relations économiques (raison pour laquelle les sanctions n’ont pas produit l’effet escompté par ceux qui les ont imposées) et de détacher le système financier du dollar (par comparaison avec l’Ukraine, il est facile de voir qu’après la chute du cours de la grivna par rapport au dollar, pratiquement tous les prix ont augmenté, sauf les prix saisonniers des fruits et légumes, denrées qui ne peuvent se conserver longtemps, alors qu’en Russie, un segment significatif des prix, libellés en roubles, des biens ne dépendant pas des importations, n’a pas connu d’augmentation ou s’il la fait, celle-ci est demeurée dans les limites de l’inflation).
Créer une union économique et politique et rechercher des partenaires intéressés par la collaboration militaire.
On pourrait ajouter une dizaine de points concernant des démarches moins importantes, mais l’essentiel vient d’être énuméré. Au cours des dernières années, le but de la stratégie de la Russie a été de gagner du temps afin de renforcer la position de l’État tant à l’intérieur du pays que sur la scène internationale, ce qui devait inévitablement conduire à une lutte à mort avec les États-Unis. Pendant une décennie et demie, une grande partie du travail de l’équipe a été consacrée à ces tâches; gagner du temps, préserver la stabilité et accumuler des forces.

En principe, c’est l’abc de la politique : si tu peux atteindre tes objectifs en évitant confrontation et déstabilisation cela signifie que celles-ci sont nuisibles. Ni dans la vie quotidienne ni en politique internationale, on aime les voyous et les querelleurs. Finalement, nous avons pu constater comment les États-Unis, manquant de temps ainsi que de la possibilité de jouer calmement sur le long terme pour étouffer la Russie dans son étreinte, comme Reagan et Bush père étouffèrent l’URSS de Gorbatchev, ont déclenché la confrontation et provoqué l’instabilité, devenant par la même occasion un problème pour leurs propres alliés. L’Europe (mais pas encore toute la planète) les craint et leur est soumise. Mais il est important de comprendre qu’ils devront payer un prix : la croissance de l’anti-américanisme dans le monde. Car si leurs propres alliés sont en fait des satellites et ne sont pas liés à eux par une relation mutuellement avantageuse, mais se soumettent à leur force, ils devront prouver cette force sans s’interrompre un seul instant (cela obligera les États-Unis à augmenter leurs ressources militaires et à réorienter leur budget). Dès que les premiers signes de faiblesse surviendront, les trahisons et les alliés deviendront les ennemis.

Il n’est donc pas étonnant que Poutine continue cette politique étrangère qui a déjà porté ses fruits. La Russie n’est pas encline à la confrontation mais elle se montre intransigeante quant aux limites du compromis. A Washington on a compris que pendant les cinq prochaines années, ce compromis fera de Poutine le maître absolu de la situation en Europe, en Afrique du Nord et au Proche Orient et qu’avec les partenaires du BRICS, la Russie délogera les États-Unis d’Asie, de l’Afrique subsaharienne et de l’Amérique latine. Dès lors, de toutes leurs forces, les États-Unis tentent de provoquer un conflit. Tôt ou tard, ils y parviendront. Mais chaque jour qui passe voit la Russie se renforcer et les États-Unis s’affaiblir.