Immigration : comment en finir avec les frontières passoires ?

18.09.2021

Par Paul Tormenen, juriste et spécialiste des questions migratoires  À quelques mois de l’élection présidentielle qui aura lieu en avril 2022, les candidats déclarés ou potentiels à ce scrutin multiplient les propositions en matière d’immigration. À en entendre certains, il suffirait d’un peu de volonté politique pour que notre pays ne subisse plus les flux migratoires délirants qu’il connaît actuellement. Ils sont en revanche souvent discrets sur la nécessité ou non de faire évoluer le droit existant pour retrouver des marges de manœuvre en la matière. Les réactions atterrées dans le camp « progressiste » après les déclarations de Michel Barnier (LR) annonçant vouloir affranchir la France des règles de la Cour européenne des droits de l’homme relatives à l’immigration sont révélatrices des tabous qui existent en la matière.

Avec un premier article consacré au principe du non-refoulement, Paul Tormenen ouvre une série présentant les verrous à lever pour reprendre les rênes d’une politique migratoire choisie, et non plus subie. Ces questions se posant également à d’autres pays européens soumis au même droit international que la France (conventions internationales, droit européen), un point sur la situation de certains d’entre eux illustrera les contraintes du cadre juridique actuel et comment elles sont gérées à l’étranger.
Loin d’être un débat de juristes, la réponse aux questions qui seront posées conditionne l’avenir de la population des pays européens, et de la France en particulier, face à l’immigration massive qu’elle subit.
Polémia

L’immigration clandestine déferle de plus belle en Europe

De nombreux indicateurs sont actuellement au rouge sur le front de l’immigration : nombre d’arrivées sur les côtes italiennes et espagnoles, nombre de demandes d’asile déposées en France, etc. (1). C’est par centaines de milliers que de très nombreux clandestins extra-européens tentent chaque année, très souvent avec succès, de s’installer en Europe en général et en France en particulier.

Le rétablissement des transports internationaux et de l’activité des passeurs, conjugué à la pauvreté dans les pays extérieurs à l’Union européenne, a contribué à amplifier considérablement ce phénomène.

L’utilisation de migrants poussés vers les frontières des pays européens comme moyen de pression diplomatique est désormais courante. Les tentatives d’intrusion massive de clandestins en Grèce, facilitées par les autorités turques en mars 2020, ont été suivies et imitées par les autorités marocaines contre l’Espagne à Ceuta en mai 2021 et par les autorités biélorusses contre la Lituanie, la Lettonie et la Pologne depuis juin 2021 (2).

Pour compliquer le tout, la Commission européenne demande aux différents gouvernements européens d’accueillir plus de ressortissants afghans que le nombre auquel ils se sont engagés initialement (3). Mais chacun aura compris que les relocalisations souhaitées par l’Union européenne, loin de tarir les flux migratoires, ne feront que s’ajouter à l’immigration clandestine et légale pourtant déjà considérable.

La règle du non-refoulement au service de l’immigration clandestine

Pour faire face à l’immigration clandestine qui redouble en Europe, de nombreux pays européens essaient, parfois avec succès, d’intercepter les clandestins aux frontières et de les refouler. Ils sont pourtant entravés dans cette pratique par une règle juridique particulièrement contraignante : le non-refoulement.

L’Union européenne, la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de justice de l’Union européenne et certaines organisations internationales exigent une application scrupuleuse de ce principe. Dans l’offensive juridique lancée contre les États qui font respecter leurs frontières, c’est leur capacité même à décider qui entre sur leur territoire et qui n’y entre pas qui est en jeu.

La règle du non-refoulement

Parfois présenté comme la pierre angulaire du régime de protection des réfugiés, le principe du non-refoulement implique que les demandeurs d’asile ne doivent pas être renvoyés vers un pays dans lequel ils ont une raison de craindre des persécutions. Cette règle est applicable dans tous les États membres de l’Union européenne ou du Conseil de l’Europe. D’autres textes que la convention de protection des réfugiés de 1951 ont consacré le principe du non-refoulement dans l’Union européenne : le Code frontières Schengen, la directive européenne 2013/32 et le règlement Dublin sur l’asile, etc. Ces différentes sources de droit imposent plus généralement aux États de garantir que les ressortissants de pays tiers se trouvant illégalement sur leur territoire mais aussi à leurs frontières puissent faire une demande d’asile.

Concrètement, le principe du non-refoulement permet à tout étranger en situation irrégulière se présentant à la frontière d’un pays européen de faire valoir qu’il souhaite déposer une demande d’asile. Cette démarche lui permet d’être admis sur le territoire du pays qui traite sa demande.

Le difficile contrôle des frontières pour endiguer l’immigration

De la mer Baltique à la mer Méditerranée, plusieurs gouvernements de pays européens entendent désormais faire respecter leurs frontières de manière résolue. Cette volonté de ne pas laisser entrer dans leur territoire des étrangers en situation irrégulière se manifeste par leur refoulement quand ceux-ci se présentent aux frontières du pays. La pression migratoire actuelle a amené plusieurs gouvernements à systématiser cette pratique qui n’est pas nouvelle (4).

La Lituanie

Depuis plusieurs mois, des milliers de migrants sont convoyés par avion d’Irak et de Turquie vers la Biélorussie pour y être ensuite « poussés » vers la frontière lituanienne. Début août, les autorités lituaniennes ont permis aux douaniers et aux militaires postés aux frontières du pays de pratiquer le refoulement des clandestins qui tentent d’entrer illégalement dans l’Union européenne (5).

Le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) s’est empressé de se déclarer « hautement concerné » par ces refoulements (6). La Commission européenne s’est, quant à elle, contentée de débloquer 36 millions d’euros début août pour… aider à la prise en charge des migrants (7).

La Lettonie

La Lettonie doit également faire face à de nombreuses tentatives d’entrées illégales sur son territoire. À la suite de la décision du gouvernement letton de pratiquer des refoulements, le HCR a envoyé des émissaires afin de vérifier que les droits des migrants prévus par les engagements internationaux du pays et les directives européennes sont bien respectés. Le représentant de la Commission européenne a pour sa part indiqué qu’il acceptait les « déplacements » des clandestins interceptés à la frontière vers les points de passage officiels, mais qu’il refusait catégoriquement les refoulements (8).

La Pologne

La pression migratoire à la frontière orientale de la Pologne n’est pas une nouveauté. Depuis plusieurs années, des dizaines de milliers de migrants tentent de la franchir à partir de la Biélorussie (9). Ils sont très souvent refoulés par les douaniers.

Le gouvernement polonais envisage par ailleurs de pénaliser les franchissements illégaux de sa frontière et de rendre plus difficiles les demandes d’asile de ceux qui s’introduisent clandestinement dans le pays. Le secrétaire d’État aux affaires intérieures, Bartosz Grodecki, a déclaré récemment : « En tant que membre de l’Union européenne, nous devons remplir nos obligations communautaires, c’est-à-dire protéger à la fois la frontière de la Pologne et également la frontière extérieure de l’Union européenne » (10). C’est pourtant sur la base du droit communautaire que les autorités polonaises viennent de se faire condamner par la Cour européenne des droits de l’homme à 30 000 euros de dommages et intérêts pour avoir refoulé trois migrants à la frontière avec la Biélorussie.

La Hongrie

Contrairement à la Pologne, la Hongrie a d’ores et déjà modifié son arsenal juridique pour permettre les refoulements aux frontières (11). Ses douaniers les pratiquent d’ailleurs depuis plusieurs années. Chaque année, plusieurs milliers d’étrangers en situation irrégulière sont ainsi refoulés vers la Serbie. Cela a valu aux autorités hongroises non seulement plusieurs condamnations par la Cour européenne des droits de l’homme et par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) mais également le désengagement de Frontex de l’assistance à ses frontières en début d’année 2021 (12).

Dernier épisode en date, la Commission européenne a saisi en juillet 2021 la CJUE pour faire condamner les autorités hongroises au chef de « restriction illégale du droit d’asile » (13).

La Grèce

Le ministre des Affaires étrangères grec, Miltiádis Varvitsiótis, a lors d’une récente déclaration été catégorique : « La Grèce ne sera pas le pays de premier accueil des réfugiés afghans » (14). Dans cet objectif, le gouvernement grec a adopté en juin 2021 une loi permettant de renvoyer plus facilement les demandeurs d’asile venus de Turquie. Le classement de la Turquie comme « pays sûr » aboutit à rejeter la grande majorité des demandes d’asile des ressortissants de cinq pays ayant rejoint clandestinement la Grèce (15).

Les autorités grecques font l’objet de nombreuses critiques pour pratiquer des refoulements de clandestins, notamment en mer Méditerranée. ONG, Conseil de l’Europe et Commission européenne n’ont pas de mots assez durs pour condamner la lutte contre l’immigration clandestine, qui a pourtant déjà des résultats tangibles sur le nombre d’arrivées dans le pays. La Commission européenne ne se limite pas à une condamnation formelle : elle vient de bloquer le versement à la Grèce de fonds promis pour le renforcement de ses patrouilles en mer Égée (16).

L’Italie

En Italie, Matteo Salvini, quand il était ministre de l’Intérieur en 2019, pratiquait des « refoulements » en refusant de laisser accoster les bateaux de migrants et des ONG arrivant à proximité des côtes italiennes. Cette politique a entraîné une baisse drastique du nombre de clandestins arrivés par la mer en Italie. Mais le nouveau gouvernement dirigé par Mario Draghi, auquel la Lega participe, accepte désormais que les bateaux des clandestins et des ONG accostent sur les côtes italiennes. La conséquence de cette pratique de non-refoulement est tangible : le nombre d’arrivées recensées de clandestins par la mer (39 900) est au 5 septembre près de quatre fois supérieur à toute l’année 2019 (17).

L’Espagne

En Espagne, la question des refoulements des clandestins est particulièrement aiguë à Ceuta et Melilla, compte tenu de la frontière partagée avec le Maroc. Les autorités espagnoles y opèrent depuis plusieurs années des refoulements systématiques des migrants souhaitant entrer clandestinement dans le territoire espagnol. Cette pratique a été tolérée sous certaines conditions par le Conseil constitutionnel espagnol dans une décision rendue en novembre 2020 (18). La CEDH a pour sa part jugé que les migrants devaient dans ces territoires passer par « les postes frontières habilités », comme le prévoit la loi espagnole. La justice espagnole a néanmoins ouvert une enquête concernant les refoulements « à chaud » de mineurs pratiqués lors des intrusions massives à Ceuta en mai 2021. La loi d’exception propre aux enclaves espagnoles en Afrique du Nord fait l’objet de critiques acerbes de la part d’ONG et de certaines organisations internationales, qui réclament son abrogation.

Le Royaume-Uni

Le Royaume-Uni subit également une forte immigration clandestine, qui transite par la France. Le gouvernement britannique a annoncé récemment autoriser les refoulements des bateaux de clandestins qui se dirigent par la Manche vers les côtes du pays (19).

Le ministre français de l’Intérieur a vivement critiqué cette décision. Son homologue anglais, Priti Patel, est resté inflexible : « Arrêter les bateaux est le seul moyen de casser le business des passeurs de migrants. » Un projet de loi prévoyant l’interdiction de toute demande d’asile qui ne serait pas faite avant l’arrivée sur le territoire britannique est actuellement discuté au Parlement. Les autorités du pays souhaitent également modifier le droit maritime applicable, afin de faciliter les opérations de refoulement des embarcations, même à proximité des côtes anglaises.

La France

En France, le nombre de « non-admissions » de clandestins sur le territoire est passé de 16 000 en 2015 à 53 600 sur les huit premiers mois de l’année 2020 (20). Ces chiffres ne montrent pas seulement le travail acharné des douaniers. Ils illustrent la très forte « pression migratoire » à la frontière avec l’Italie et l’Espagne, un terme pudique pour éviter de parler d’un début de chaos. La tâche des douaniers français est ardue : ils sont parfois sous la surveillance des No Borders, ces militants de l’abolition des frontières. C’est ainsi qu’à la frontière franco-italienne, des militants No Borders se targuent d’observer le travail des douaniers, de « chercher la faille » et de chercher parmi des migrants ceux qui pourraient former un recours contre leur refoulement pour excès de pouvoir… (21). De nombreuses associations et ONG mènent ainsi une véritable guérilla juridique pour faciliter l’entrée d’étrangers en situation irrégulière en France, bien qu’ils viennent de pays limitrophes où ils ne sont aucunement menacés. Il est utile de rappeler que le contentieux des étrangers représente près de 40 % de l’activité des tribunaux administratifs et 50 % de l’activité des cours administratives d’appel (22).

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La situation dans de nombreux pays européens met en lumière l’impérieuse nécessité de faire évoluer le principe jusqu’ici intangible du non-refoulement. Il devient en effet de plus en plus manifeste que priver les États du pouvoir de décider qui entre sur leur territoire et qui n’y entre pas revient à remettre en cause le principe de régularité du séjour, et, in fine, à abolir les frontières. Cela est d’autant plus vrai que les migrants franchissent la frontière vers l’Europe à partir de pays limitrophes qui leur offrent la possibilité d’exercer leurs droits et où ils n’y sont pas persécutés. On ne peut également pas passer sous silence la motivation économique de ces migrants qui font des milliers de kilomètres pour s’installer en Europe. Il s’agit beaucoup trop souvent de mettre un pied dans la porte d’un pays européen en utilisant un droit individuel, pour n’en plus repartir.

Certains pays, comme la Hongrie et la Grèce, en ont déjà tiré les conséquences. D’autres, comme la Pologne et le Royaume-Uni, s’apprêtent à le faire. Mais, ce faisant, ils s’affranchissent de règles internationales auxquelles ils sont soumis (convention de 1951 sur l’asile, Charte des droits fondamentaux de l’UE, etc.). Au sein de l’Union européenne, le rapport de force n’est pour le moment pas favorable aux pays qui privilégient leur continuité historique au droit des étrangers à s’installer chez eux. Il n’est pas certain que cela sera toujours le cas. Les lignes sont en train de bouger.

Paul Tormenen
15/09/2021

(1) « En France, pas de passe sanitaire pour les immigrés ». Polémia. 10 août 2021.
(2) « Lituanie : nouvelle offensive migratoire contre les frontières extérieures de l’Union européenne ». Breizh-Info. 15 juillet 2021.
(3) « Statement by commissioner Johansson ». Commission européenne. 18 août 2021.
(4) « Push back policies and practice in Council of Europe member states ». Conseil de l’Europe. 8 juin 2019.
(5) « La Lituanie commence à refouler les migrants en provenance de la Biélorussie voisine ». RFI. 4 août 2021.
(6) « EU closes ranks to halt direct attack from Belarus with migrants ». Reuters. 18 août 2021.
(7) « Commission approves €36.7 million to support migration management in Lithuania ». Commission européenne. 11 août 2021.
(8) « Latvia starts pushing back migrants at tense Belarus border ». Reuters. 11 août 2021.
(9) « European Court of Human Rights accuses Poland of illegal pushbacks ». InfoMigrants. 9 juillet 2021.
(10) « Migrants in limbo at Poland-Belarus border as Polish legalise pushbacks ». Euronews. 24 août 2021.
(11) « Access to the territory and push backs ». Asylumineurope.org. 15 avril 2021.
(12) « Frontex ferme les yeux sur les refoulements illégaux en Hongrie ». OSAR. 14 janvier 2021.
(13) « L’UE saisit la Cour de justice contre la Hongrie pour avoir “illégalement restreint le droit d’asile” ». InfoMigrants. 16 juillet 2021.
(14) « Minister : Greece won’t bear brunt of Afghans refugees ». Ekathimerini.com. 24 août 2021.
(15) « Grèce : inquiétude de nombreux migrants après la nouvelle loi qui prévoit leur renvoi en Turquie ». InfoMigrants. 22 juillet 2021.
(16) « EU-Kommission blockiert Zahlungen an griechische Küstenwache ». Der Spiegel. 29 août 2021.
(17) « Sea arrivals in 2021 ». Italie. 5 septembre 2021. Operational portal. UNHCR.
(18) « Tribunal Constitucional español avaló devoluciones de inmigrantes desde Ceuta y Melilla ». El Periodista. 19 novembre 2020.
(19) « Boris Govt finally considering turning back migrant boats, French furious ». Breitbart. 9 septembre 2021.
(20) « Avis présenté au nom de la commission des affaires étrangères sur le projet de loi de finances pour 2021 » n° 3362, présenté par M. Pierre Henri Dumont. Assemblée nationale. 9 octobre 2020.
(21) « À Nice, le renvoi de jeunes migrants suspendu ». Le Figaro. 25 février 2018.
(22) « Simplifier le contentieux des étrangers, dans l’intérêt de tous ». Conseil d’État. 9 octobre 2020.

 

Source : Polémia

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