Qui était Daria Douguine ? [Interview]

06.12.2024

Christian Bouchet est auteur et éditeur. Sa maison d’édition Ars Magna, dont le siège se trouve en Bretagne historique à Château-Thébaud près de Nantes, publie les ouvrages de l’écrivain néo-eurasiste russe Alexandre Douguine, très influent dans les cercles du pouvoir à Moscou, et désormais de la fille de celui-ci, Daria Douguine, assassinée lors d’un attentat à la bombe survenu près de Moscou le 20 août 2022. À l’occasion de la sortie du premier ouvrage paraissant en français de Daria Douguine, intitulé Pour une vie radicale, Lionel Baland, qui a connu cette dernière, a interrogé, pour Breizh-info, Christian Bouchet.

Breizh-info : Vous entamez la publication des écrits de Daria Douguine. Qui était-elle ? Combien d’ouvrages au total pensez-vous publier d’elle et à quel rythme ?

Christian Bouchet : Je pourrais me contenter de vous répondre qu’elle était la fille du philosophe et géopolitologue russe mondialement connu Alexandre Douguine. Mais elle était, en réalité, bien plus que cela.

C’était une fort belle jeune femme – elle avait 29 ans lors de son assassinat – qui était docteur en philosophie et qui avait effectué une partie de ses études en France. Elle était journaliste et influenceuse. De plus, elle militait dans les rangs de l’Union de la jeunesse eurasiste.

Comme elle n’a pas laissé d’ouvrages terminés derrière elle, ses livres qui paraissent actuellement en Russie sont des assemblages, des anthologies pourrait-on dire, thématiques de conférences, d’articles, d’entretiens, d’extraits de son journal intime.

Trois sont actuellement parus et j’ignore s’il y en aura d’autres. À priori, Ars magna, ma maison d’édition, publiera les trois.

Pour l’anniversaire de son assassinat, devait paraître Optimisme eschatologique, mais la traduction qui m’a été remise ne correspond pas aux critères de qualité que j’impose à mes parutions. En conséquence, je l’ai refusée et le livre est en voie de retraduction pour une sortie durant le premier trimestre 2025.

À l’automne, j’ai publié Pour une vie radicale et j’envisage de faire traduire Une théorie de l’Europe afin que l’ouvrage sorte durant le second semestre 2025.

Si de nouvelles parutions voyaient le jour prochainement en Russie, on peut penser qu’elles seraient traduites afin d’être disponibles en français en 2026 ou 2027.

Breizh-info : Sur quels sujets portent l’ensemble des écrits de Daria Douguine ? Une partie de ceux-ci ont-ils été déjà traduits du russe vers d’autres langues ? Lesquelles ?

Christian Bouchet : Si Alexandre Douguine traite principalement dans ses livres de géopolitique et de spiritualité, sa fille se concentre plus sur la philosophie et sur le traditionalisme au sens où l’entendent René Guénon et Julius Evola.

Pour ce qui est de la traduction dans d’autres langues que le français, il a été créé, en 2023, une Union des éditeurs eurasistes qui regroupe des maisons comme la mienne et qui est présente au Brésil, en Espagne, en Italie, aux États-Unis, etc. Cela nous permet de coordonner nos projets de traduction. Dans ce cadre, les titres de Daria que j’ai précédemment cités ont déjà été traduits, pour certains, en anglais, en espagnol et en italien.

Breizh-info : Daria Douguine, en tant qu’écrivain, se situe-t-elle dans la continuité idéologique de son père ? Si oui, a-t-elle cependant développé des idées complémentaires ou a-t-elle amendé celles de son père ?

Christian Bouchet : Daria Douguine se situait, bien sûr, dans la continuité idéologique de son père, mais elle explorait d’autres thèmes. Par exemple, le féminisme orthodoxe de Tatiana Goritcheva ; l’optimisme eschatologique des « hommes au milieu des ruines » ; la nécessité de structures hiérarchiques traditionnelles, etc. Il n’y a pas d’amendement des idées d’Alexandre, il y a juste d’autres pistes qui étaient en voie d’être tracées.

Breizh-info : Dans la présentation de l’ouvrage, vous indiquez « Dans la nuit du 20 août 2022, quelques mois avant son 30e anniversaire, Daria Platonova Douguine fut tuée dans un acte de terrorisme d’État. Sa vie fut interrompue par un attentat à la bombe mené dans le cadre des opérations spéciales ukrainiennes initiées, armées, entraînées et financées par la CIA. À ce jour, les pouvoirs en place à Kiev et Washington refusent de commenter officiellement l’acte, ce non parce qu’ils ont des scrupules à prendre la vie de civils, mais parce qu’ils ont compris, dans une mesure limitée mais néanmoins certaine, qu’ils ont ouvert une boîte de Pandore. » Quelles sont les preuves que vous pouvez avancer pour affirmer cela ? Quels sont, selon vous, les raisons de cet assassinat ? La cible n’était-elle pas son père, Alexandre Douguine ?

Christian Bouchet : Dans ce genre d’affaire, il est quasi impossible d’avoir des preuves. En revanche, on peut avoir une intime conviction…

Il y a eu, en 2023, une série d’assassinats d’influenceurs russes favorables à l’opération militaire spéciale en Ukraine. Outre Daria Douguine, les victimes les plus connues ont été Vladlen Tatarsky et l’écrivain Zakhar Prilépine, qui, lui, n’a été que grièvement blessé.

Était-ce Daria Douguine ou son père qui étaient visés ? Je suis bien incapable de le dire. Les deux thèses ont été défendues mais, là aussi, on ne peut guère avoir de preuve, juste des intuitions ou des convictions.

Quant au but de ces assassinats, il est plus simple de le comprendre. Ils n’ont aucun intérêt militaire, cependant ils en ont un psychologique : l’Ukraine montre qu’elle peut frapper où elle veut en Russie et qu’elle mène un combat idéologique contre les partisans médiatiques de l’opération militaire spéciale. Chaque assassinat est un camouflet infligé à Vladimir Poutine et au service de renseignement FSB.

Breizh-info : Avez-vous déjà rencontré Daria Douguine ou son père Alexandre ? Quelles ont été vos impressions ?

Christian Bouchet : Je connais Alexandre Douguine et son épouse depuis juin 1992 et nous sommes depuis cette date en relation constante. Au début, nous échangions par fax et téléphone, puis internet a facilité les choses. Je me suis rendu à plusieurs reprises à Moscou à l’invitation d’Alexandre et j’ai eu l’occasion de l’inviter en France ainsi que de le rencontrer dans d’autres pays. Quant à Daria Douguine, je l’ai connue enfant et je l’ai vue grandir au fil des ans mais la différence d’âge entre nous à fait que nos relations étaient marquées par une certaine distance.

Il m’est difficile de parler « d’impression » comme vous me le demandez. Le temps de l’impression de la première rencontre est si lointain que je n’en garde pas le souvenir.

Breizh-info : Vous êtes également l’éditeur en français d’Alexandre Douguine, dont vous avez publié jusqu’à présent presque une vingtaine d’ouvrages. Quels sont les thèmes de ces publications ? Quels sont les livres qui doivent encore sortir et quand leur parution est-elle prévue ?

Christian Bouchet : Une partie de l’œuvre d’Alexandre Douguine traite de géopolitique, une autre de philosophie et une dernière relève du traditionalisme guéno-évolien. C’est ce qui explique que j’ai publié la même année : Les fondamentaux de la géopolitiqueMartin Heidegger, philosophie d’un autre commencement et Métaphysique de la Bonne Nouvelle.

En 2025, je pense que sortiront des presses au moins deux ouvrages d’Alexandre : un consacré au conspirationnisme et un autre traitant d’Herman Wirth. Je prévois aussi d’éditer la traduction de la thèse consacrée par Jafe Arnold au Cercle de Yuzhinsky dont Douguine était membre et qui fut un peu un Groupe d’Ur soviétique.

Breizh-info : Plus de deux ans après l’entrée des troupes russes en Ukraine, de quelle influence bénéficie en ce moment Alexandre Douguine en Russie et dans les cercles du pouvoir à Moscou ?

Christian Bouchet : J’ai dit une fois, comme une boutade, qu’Alexandre Douguine était « un Alain de Benoist qui aurait l’audience d’un Bernard-Henri Lévy ».

Il y a de cela, mais il y a plus que cela.

En Russie même, c’est une personnalité médiatique qui s’exprime beaucoup et qui porte la parole d’une partie de la population, de l’Église, de l’administration, de l’armée. Dans une certaine mesure, il est un porte-voix. Est-ce que ce porte-voix est entendu ? Incontestablement. Est-il en revanche écouté ? Là les choses sont moins certaines… Disons qu’il l’est parfois mais que face à lui, il y a d’autres forces et d’autres lobbys, ce que lui-même nomme la « sixième colonne de l’Occident ».

Au niveau international, il a une audience incontestable. Il propose des analyses et des solutions géopolitiques qui sont écoutées. Je lis ou visionne régulièrement ses entretiens et ses conférences données en Amérique latine, en Chine, au Japon, en Turquie, en Irak, etc. Pas plus tard que cette semaine, il était l’hôte majeur d’une conférence sur les relations internationales à Katmandou ! Il existe de plus des cercles plus ou moins importants se réclamant de sa pensée dans beaucoup de pays, y compris en Afrique noire, et ses livres sont publiés dans de très nombreuses langues. C’est sans doute là qu’il faut voir son influence majeure. On peut dire qu’il participe ainsi au soft power russe en disséminant urbi et orbi des analyses géopolitiques finalement favorables à Moscou.

Breizh-info : En tant qu’éditeur en français d’Alexandre Douguine, auteur influent à Moscou et accusé, probablement à tort, par les médias occidentaux du système d’être le « cerveau de Poutine » ou le « Raspoutine de Poutine », rencontrez-vous des problèmes, alors que la guerre fait rage entre l’Ukraine et la Russie, et par procuration entre l’Occident et la Russie ? Quelles sont les enseignes qui refusent de commercialiser les ouvrages d’Alexandre Douguine ?

Christian Bouchet : Tout est relatif, mais je peux dire que les livres d’Alexandre Douguine se vendent bien, voire, pour certains d’entre eux, très bien. Si la situation géopolitique joue sans doute un peu sur leur achat, je crois que c’est plutôt d’une manière positive, les lecteurs ayant envie de savoir à quoi peut correspondre une vision russe de la situation. Je note aussi, et cela me semble important, que parmi ceux qui m’achètent les écrits d’Alexandre figurent de nombreuses bibliothèques municipales et universitaires.

À ma connaissance, aucun libraire n’a jamais refusé de prendre une commande de ses livres. Amazon est le seul opérateur en ligne à avoir, sans me donner la moindre explication, déréférencé les titres d’Alexandre. Mais, très curieusement, Amazon l’a fait d’une manière paradoxale, puisque deux livres de lui sont restés en vente sur le site sans que j’en comprenne la raison.

Breizh-info : Que répondez-vous à ceux qui affirment que l’eurasisme n’a aucun sens, géopolitiquement parlant, surtout à l’époque actuelle, alors même que des peuples de l’Est, comme les Baltes, les Géorgiens et les Polonais voient d’un mauvais œil, et même terrifiés, l’ours russe renaître, tel le phénix, de ses cendres et le spectre de l’empire russe ou de l’Union soviétique resurgir à leur porte ? N’est-il pas finalement plus facile de voir la Russie d’un bon œil depuis la Bretagne, plutôt que depuis Riga ou Budapest, des villes marquées au fer rouge à l’époque soviétique ?

Christian Bouchet : J’aurais tendance à répondre qu’il ne faut pas baser sa vision des relations internationales sur l’idée que nous en donne les médias menteurs et la Propaganda Staffel du Grand Occident…

Certaines élections très récentes ont été plutôt favorables à des hommes politiques connus comme pro-Moscou, donc les choses ne me semblent pas aller si mal que cela et, par ailleurs, l’idée très douguinienne d’un monde multipolaire est plutôt actuellement dans une phase ascendante.

Cela étant dit, il faut avoir conscience que la notion d’eurasisme a deux sens.

Tout d’abord c’est une vision du monde. C’est ce qu’Alexandre Douguine nous explique ainsi : « La pensée eurasiste a toujours présenté une dimension internationale. Pour les premiers eurasistes, comme le prince Troubetskoy, la guerre menée par la Russie contre l’occidentalisation n’était pas seulement une guerre locale, mais l’avant-garde d’une guerre universelle de tous les peuples contre la menace que représente l’occidentalisation. (…) L’eurasisme, en tant que doctrine, c’est un anti-occidentalisme actif, connaissant la modernité de l’intérieur, mais refusant cette modernité au nom de la Tradition. Un eurasiste n’est donc nullement un ‟habitant du continent eurasiatique”. Il est bien plutôt l’homme qui assume volontairement la position d’une lutte existentielle, idéologique et métaphysique, contre l’américanisme, la globalisation et l’impérialisme des valeurs occidentales (la société ouverte, les droits de l’homme, la société de marché, etc.) Vous pouvez donc très bien être eurasiste en vivant en Amérique latine, au Canada, en Australie ou en Afrique. » Et ainsi : « C’est un vaste programme d’importance planétaire, qui dépasse de loin les frontières de la Russie et même celles du continent eurasien. Tout comme le concept d’américanisme peut aujourd’hui être appliqué à des régions géographiques qui se trouvent au-delà des limites du continent américain, l’eurasisme signifie un choix civilisationnel, culturel, philosophique, stratégique particulier, qui peut être fait par n’importe quel représentant de l’espèce humaine, quel que soit l’endroit de la planète où il vit, ou la culture nationale et spirituelle à laquelle il appartient. »

Ensuite, l’eurasisme peut être aussi une notion géopolitique et l’on retrouve là les positions de nos « Grands Anciens » Ernst Niekisch, Francis Parker Yockey ou Jean Thiriart sur la plus grande Europe allant de Galway à Vladivostok.

Ma position personnelle allie les deux conceptions du terme alors qu’Alexandre Douguine, lui, est plus restrictif dans sa définition de l’étendue de l’Eurasie en terme purement géopolitique qu’il limite à l’ex-URSS et à son étranger proche.

Propos recueillis par Lionel Baland

Illustration : DR

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