« Menacés dans leurs identités », les Monténégrins infligent une défaite au camp pro-occidental
Pro-serbe et russe ou pro-occidental? Les élections législatives au Monténégro se sont révélées être un véritable séisme politique, avec la défaite du parti aux manettes depuis vingt-neuf ans. Le colonel Jacques Hogard, fin connaisseur de la région, décrypte ce résultat pour Sputnik.
La presse française s’en est peu fait l’écho ces derniers jours, pourtant la nouvelle pourrait bouleverser les équilibres dans les Balkans. À l’occasion des élections législatives au Monténégro, le parti pro-occidental du Président Milo Djukanovic –au pouvoir depuis vingt-neuf ans– a vraisemblablement perdu le scrutin du 30 août face à l’opposition pro-serbe.
En tête avec 35% des suffrages, le Parti démocratique socialiste (DPS) du chef de l’État a recueilli son pire score depuis l’indépendance en 2006, talonné par une coalition de droite avec 32,5%, suivie de deux autres groupements de l’opposition. Si ces formations d’opposition arrivaient à s’entendre pour un gouvernement, cela représenterait un séisme politique. Il leur faut pour cela réunir une majorité d’un seul siège au Parlement, soit 41 députés sur 81. Sauf que certains se montrent pessimistes.
Djukanovic, un «vieux malin, un roublard»
Réformiste dynamique pour certains, autocrate corrompu pour d’autres, Milo Djukanovic n’est «pas du genre à reconnaître sa défaite après 29 ans au pouvoir» selon Jean-Christophe Buisson, directeur adjoint du Figaro Magazine. Appelant d’ores et déjà à une manifestation d’ampleur le 6 août, le Président sortant a affirmé que «le DPS est le parti le plus fort du Monténégro», admettant toutefois être prêt ce 2 septembre à confier un nouveau gouvernement à l’opposition si cette dernière parvenait à s’unir.
Interrogé par Sputnik, le colonel Jacques Hogard, auteur de L’Europe est morte à Pristina (Éd. Hugo Document, 2014), ne mâche pas ses mots quand il qualifie celui-ci de «vieux malin, de roublard». Il estime que Djukanovic «n’a pas totalement perdu le pouvoir, parce qu’il va s’y accrocher». Jacques Hogard rappelle que Djukanovic était à l’origine proche du pouvoir communiste, jusqu’à son positionnement actuel pro-occidental.
«Il a renié sa foi communiste, depuis sa foi slave, puis sa foi orthodoxe –si tant est qu’il l’ait jamais eue– pour épouser la cause de l’Otan. C’est le dernier État à avoir rejoint l’Otan en 2017, c’est une volonté chez lui de faire alliance avec l’Occident […] Il a voulu à tout prix jouer cette carte-là, et ça ne serait pas si mal passé à mon avis s’il n’avait pas touché à l’Église.»
Sur le plan intérieur, le militaire n’y va pas de main morte, affirmant que c’est «l’homme de toutes les corruptions» et l’accusant d’être «lié à la mafia albanaise et monténégrine». La «mafia ne dirigera plus le Monténégro» a déclaré pour sa part Dritan Abazovic, du parti libéral «Noir sur blanc», tandis que le site Antipresse n’hésite pas à parler de «contre-révolution colorée».
Une loi pour «couper l’influence serbe» a mis le feu aux poudres
Plusieurs facteurs expliqueraient ainsi la défaite de celui qui conduit la destinée de ce minuscule État de 620.000 âmes jusqu’en 2023, date de la prochaine élection présidentielle.
Au-delà de la volonté de changement d’un gouvernement accusé de corruption et de captation des ressources de l’État, Jacques Hogard considère que la loi sur la liberté de religion, qui a déclenché une intense controverse avec l’Église orthodoxe serbe (SPC), est l’élément clé de la nouvelle donne politique.
«Pour moi, c’est un coup de théâtre qui est la conséquence espérée de ces huit derniers mois de manifestations, où le peuple monténégrin s’est réveillé.»
Alors que 30% environ des habitants du Monténégro se déclaraient serbes en 2011, ce texte législatif adopté en décembre 2019 prévoit une cession à l’État de centaines d’églises et de monastères gérés par la SPC, dominante au Monténégro et dont le siège est à Belgrade.
La corruption au cœur des débats
Selon Hogard, Djukanovic a lancé une «guerre qu’il est en train de perdre contre l’orthodoxie», durant laquelle il s’est érigé en héraut d’une nation monténégrine menacée par les forces nationalistes serbes. Cette loi, dont l’objectif est de «couper l’influence serbe», a donc mis le feu aux poudres, les habitants descendant par dizaines de milliers dans la rue pour protester, accusant le gouvernement de néo-communisme.
«C’est méconnaitre l’Histoire et méconnaitre la culture et l’identité du peuple monténégrin, que d’avoir voulu s’attaquer à l’Église serbe orthodoxe au Monténégro en la spoliant de tous ses biens […] Ils se sont sentis tout d’un coup menacés dans leur identité à un point tel que ça a déclenché ce mouvement populaire, il y a eu des manifestations monstres, en particulier en plein hiver, au flambeau, derrière des processions, des croix et des bannières, “pour sauver nos monastères”.»
Parmi les biens de l’Église susceptibles d’être expropriés, le cas emblématique du monastère d’Ostrog, datant du XVIIe siècle, qui abrite les reliques de Saint-Basile. C’est ainsi que la nouvelle coalition de droite, en faveur de liens plus étroits avec Belgrade et Moscou, associée au camp libéral, exige l’abrogation de cette loi religieuse. Si les trois formations politiques parvenaient définitivement à s’entendre, Jacques Hogard évoque la constitution d’un gouvernement «d’experts» afin de revenir à «l’État de droit, c’est-à-dire le respect des lois, des libertés et des personnes». Se réunissant sous des principes assez généraux, leur leitmotiv semble être, selon le militaire:
«Débarrassons-nous de la corruption, débarrassons-nous de ce clan au pouvoir depuis trente ans, qui a pompé toutes les ressources vives du pays et interdisons-lui de faire ce qu’il veut en matière d’atteinte aux libertés fondamentales.»
Source : Sputnik