L’EAU DEVIENT COTÉE EN BOURSE À WALL STREET, UNE MENACE POUR SON STATUT DE BIEN COMMUN

Lundi, 28 décembre, 2020 - 20:32

L’alternance des périodes de sécheresse intense et de pluies abondantes conduit les prix de l’eau à subir des variations continuelles, et les agriculteurs à rencontrer des pénuries successives. C’est ainsi que le monde financier, profitant de cette faille systémique, a eu l’idée de monétiser la ressource indispensable à la vie.

Un marché financier d’un tout nouveau genre vient d’ouvrir ses portes aux États-Unis. Et c’est terrifiant. Depuis un peu moins de deux semaines, il est désormais possible pour les investisseurs de parier sur l’évolution du cours de l’eau en Californie, au même titre que le blé et le pétrole. Inutile de préciser que c’est la première fois.

La création de ce marché avait été annoncée en septembre dernier, alors que des incendies gigantesques, renforcés par le réchauffement climatique, ravageaient les États les plus à l’ouest de la première puissance mondiale, en particulier la Californie. Selon l’opérateur boursier américain Chicago Mercantile Exchange, il s’agissait officiellement de :

fournir « aux utilisateurs agricoles, commerciaux et municipaux d’eau une plus grande transparence, une meilleure détermination des prix et un meilleur transfert des risques, ce qui peut contribuer à aligner plus efficacement l’offre et la demande de cette ressource vitale ».

Adossés à un indice créé en 2018, le Nasdaq Veles California Water, des contrats à terme (appelés « futures » en anglais) peuvent maintenant être échangés sur le Chicago Mercantile Exchange (CME), l’un des deux principaux marchés à terme américains.

Destinés au départ aux marchés agricoles, les contrats à terme correspondent à des engagements fermes conclus à une date antérieure à la livraison des produits. C’est une sorte de pari sur l’avenir : on s’engage à acheter ou vendre un actif dans le futur, selon des conditions définies à l’avance.

Dans le cas de l’eau, si le cours augmente dans les mois qui suivent, le pari est gagnant ; si le cours baisse, il est perdant. Il existe des contrats à terme sur presque toutes les matières premières du monde, pétrole, blé, maïs, soja, bétail, et jusqu’au jus d’orange.

Pourquoi un tel marché est-il ouvert pour la première fois en Californie, et pas ailleurs ? Derrière la Chine et l’Inde, les États-Unis constituent le troisième plus grand consommateur d’eau douce au monde (ou le second selon d’autres mesures), alors qu’ils n’hébergent que 5 % de sa population. 

La Californie quant à elle consomme presque 10 % de l’eau de ce payscomptant pourtant cinquante États. Entre 2012 et 2019, les ventes d’eau californiennes ont avoisiné les trois milliards de dollars.

L’écrasante majorité de cette ressource vitale (entre 40 et 50 %) y est engloutie par les activités agricoles, notamment la culture d’amandes et de pistaches, que la Californie exporte dans le monde entier. Mais pour faire pousser une seule petite amande, il faut en moyenne douze litres d’eau, ce qui crée un stress hydrique d’autant plus fort que les années se font de plus en plus sèches. 

L’alternance des périodes de sécheresse intense et de pluies abondantes conduit les prix de l’eau à subir des variations continuelles, et les agriculteurs à rencontrer des pénuries successives. C’est ainsi que le monde financier, profitant de cette faille systémique, a eu l’idée de monétiser la ressource indispensable à la vie.

Selon l’argumentaire présenté par le CME, l’indice Nasdaq Veles California Water « suit le prix des droits sur l’eau dans les cinq régions les plus importantes et les plus négociées de l’État de Californie ». De ce fait, il fournira un indicateur de rareté, c’est-à-dire « une plus grande transparence, une surveillance et une connaissance des prix pour l’industrie de l’eau et ses participants ».

Les agriculteurs désireux d’acheter davantage d’eau qu’ils n’en possèdent sur leurs terrains pourront donc se tourner vers une place financière, au lieu de se la procurer auprès des opérateurs publics…

Mais cette introduction de l’eau californienne en bourse signe aussi la possibilité de toutes les dérives, pour deux raisons. La première tient à la nature même des contrats à terme, dont les marchés sont connus pour être l’objet de spéculations massives. En théorie, ces actifs fournissent une couverture pour les agriculteurs ; en pratique, ils offrent un nouveau terrain de jeu aux spéculateurs, qui peuvent espérer tirer parti des mouvements du marché, voire des vagues annuelles de sécheresse et des incendies.

Un exemple. Si à l’ouverture du marché, un acheteur s’empare d’un très grand nombre de contrats à terme sur l’eau, il pourra faire gonfler les cours en attendant que la sécheresse accentue les besoins hydriques et empocher l’argent des agriculteurs ou des consommateurs individuels. 

Normalement, la spéculation sur les contrats à terme est sensiblement risquée, puisqu’il faut dépenser beaucoup d’argent engagé ferme pour influencer les marchés. Mais avec le réchauffement climatique, parier sur les périodes de sécheresse et de pénurie comportera de moins en moins de risques.

La deuxième raison relève de la dystopie. En monétisant son eau, la Californie constitue maintenant un précédent : l’eau n’est plus une ressource collective inaliénable. À terme, des marchés de ce genre pourraient ouvrir dans tous les États américains, voire dans le monde entier, l’eau ne devenant qu’une ressource rare comme les autres, à l’instar du pétrole ou de l’huile d’olive.

Dans le même temps, l’eau se raréfie, sous l’effet du réchauffement, de la hausse de la consommation et de l’augmentation des êtres humains. D’ici 2030, il se pourrait que 40 % de la population mondiale soit confrontée à des pénuries — et ce pourcentage pourrait s’élever de dix points d’ici 2050.

Si le XXe siècle fut celui de l’or noir, le XXIe siècle pourrait ainsi devenir celui de l’or bleu. Plus l’eau sera rare, plus elle rapportera d’argent. Les financiers l’ont compris et c’est pour cela qu’ils cherchent à inaugurer de nouveaux marchés, tout en poussant les États à privatiser les systèmes de distribution nationaux. 

Mais ce n’est pas une fatalité. En France, plusieurs métropoles ont démontré qu’une gestion collective et vertueuse de l’eau est possible. À Paris, par exemple, la mairie a mis fin en 2009 à un épisode de privatisation catastrophique engagé sous le mandat municipal de Jacques Chirac. 

Depuis lors, les prix ont non seulement baissé, mais la qualité de l’eau a été améliorée, sans que le service ait subi la moindre difficulté d’approvisionnement. Récemment, la mairie de Paris a même décidé de financer la transition des agriculteurs se trouvant sur ses surfaces de captage vers le biologique. Cette mesure de subvention constitue elle aussi un précédent. Vertueux.

La nouvelle équipe de la métropole de Lyon a également décidé début décembre de reprendre la main sur la gestion de l’eau, confiée depuis trente-huit ans à l’opérateur privé Veolia. C’était une promesse de campagne des écologistes, qui pourront compter sur l’aide de la mairie de Paris.

Source : La relève et la peste