Révolte européenne vs ordre oppressif

20.06.2024
La révolte a éclaté, car de nombreux Occidentaux voient clairement que la structure dirigeante occidentale n’est qu’un «système de contrôle» mécanique oppressif.

Voilà quelque temps déjà que je dis et redis que l’Europe (et les États-Unis) traverse une alternance de bouleversements et de guerres civiles. L’histoire nous met en garde contre la tendance de ces conflits à perdurer, avec des épisodes majeurs de révoltes à caractère révolutionnaire, mais qui, en réalité, ne sont que des modes alternatifs du même phénomène – un «va-et-vient» entre des élans révolutionnaires et le cheminement laborieux d’une intense guerre culturelle.

Nous traversons, me semble-t-il, une telle époque.

J’ai également suggéré qu’une contre-révolution naissante se mettait lentement en place – une contre-révolution qui refuse catégoriquement d’abjurer les valeurs morales traditionalistes et refuse la soumission à un ordre international oppressif et autocratique se prétendant ouvert.

Mais je ne m’attendais pas à ce que le premier choc se produise en Europe, à ce que la France rompe la première avec ce moule autocratique. (J’aurais plutôt cru que les États-Unis seraient les premiers).

Les scores des élections européennes pourraient être considérés comme la «première hirondelle» annonçant un changement significatif du temps. Des élections anticipées sont annoncées en Grande-Bretagne et en France, et l’Allemagne (ainsi qu’une grande partie de l’Europe) connaît un profond désarroi politique.

Mais ne vous faites pas d’illusions ! La dure réalité veut que les «structures de pouvoir» occidentales détiennent les richesses, les institutions clés de la société et les leviers d’application de la loi. En clair, elles détiennent le «commandement». Comment vont-elles gérer un Occident proche de l’effondrement moral, politique et probablement financier ? Vraisemblablement en redoublant d’efforts, et sans le moindre compromis.

Et cette «radicalisation» prévisible ne se limitera pas nécessairement aux combats dans l’arène du Colisée. Elle aura à coup sûr des répercussions sur la géopolitique à haut risque.

Il ne fait aucun doute que les «structures» américaines auront été profondément troublées par les élections européennes. Qu’implique la mutinerie européenne anti-establishment pour les structures dirigeantes de Washington, en particulier au moment où le monde entier observe un Joe Biden manifestement vacillant ?

Comment vont-ils nous faire oublier cette première lézarde dans leur édifice structurel international ?

Les États-Unis se livrent déjà à une escalade militaire, soi-disant liée à l’Ukraine, mais dont l’objectif est clairement de provoquer des représailles de la part de la Russie. En intensifiant progressivement les violations de l’OTAN des «lignes rouges» stratégiques de la Russie, on dirait bien que les faucons américains cherchent à prendre l’avantage sur Moscou en matière d’escalade, laissant Moscou face au dilemme de déterminer le degré de représailles à mettre en œuvre. Les élites occidentales ne prennent pas totalement au sérieux les avertissements de Moscou.

Ce stratagème de provocation pourrait offrir une image artificielle de la «victoire» des États-Unis («regarder Poutine en face») ou, à l’inverse, servir de prétexte pour reporter les élections présidentielles américaines (alors que les tensions mondiales augmentent), laissant à l’État permanent le temps d’aligner ses «billes» pour gérer une succession anticipée de Biden.

Ce calcul dépend toutefois de l’imminence de l’implosion de l’Ukraine, que ce soit sur le plan militaire ou politique.

Une implosion plus prompte que prévue de l’Ukraine pourrait servir de tremplin à une réorientation des États-Unis vers le «front» de Taïwan – une éventualité déjà en préparation.

Pourquoi l’Europe se révolte-t-elle ?

La révolte vient de ce que de nombreux Occidentaux ne voient que trop clairement que la structure dirigeante occidentale n’est pas un projet ouvert en soi, mais plutôt un «système de contrôle» mécanique manifestement oppressif (technocratie managériale), qui se fait frauduleusement passer pour du libéralisme.

En Europe, nombreux sont les citoyens aliénés par l’establishment. Les causes peuvent être multiples – Ukraine, immigration ou baisse du niveau de vie – mais tous les Européens baignent dans le récit selon lequel l’histoire s’est pliée aux exigences du libéralisme (dans la période de l’après-guerre froide).

Pourtant, cette vision s’est avérée illusoire. La réalité, c’est le contrôle, la surveillance, la censure, la technocratie, le verrouillage et l’urgence climatique. En clair, l’oppression, voire le quasi-totalitarisme. (von der Leyen est allée récemment plus loin en affirmant que «si l’on voit la manipulation de l’information comme à un virus, il vaut bien mieux, au lieu de traiter l’infection une fois qu’elle s’est installée, vacciner pour que le corps soit inoculé».

Alors, quand donc le libéralisme traditionnel (dans sa définition la plus large) est-il devenu autoritaire ?

La «bascule» s’est produite dans les années 1970.

En 1970, Zbig Brzezinski (qui allait devenir conseiller à la Sécurité nationale du président Carter) a publié un livre intitulé : «Between Two Ages : America’s Role in the Technetronic Era» [Entre deux ères : le rôle de l’Amérique dans l’ère technologique]. Dans cet ouvrage, Brzezinski affirme que «L’ère technologique implique l’apparition progressive d’une société plus contrôlée. Une telle société… dominée par une élite, libérée des valeurs traditionnelles… [et pratiquant] une surveillance constante de chaque citoyen… [ainsi que] la manipulation du comportement et du fonctionnement intellectuel de tous… [deviendrait la nouvelle norme]».

Par ailleurs, il affirme que «l’État-nation, en tant que composante fondamentale de la vie humaine organisée, a cessé d’être la principale puissance créatrice : les banques et les sociétés multinationales opèrent et planifient en des termes qui dépassent de loin les concepts politiques de l’État-nation», (c’est-à-dire le cosmopolitisme commercial en tant qu’avenir).

David Rockefeller et ses relais de pouvoir, ainsi que le groupe Bilderberg, se sont emparés de l’idée de Brzezinski pour en faire le troisième pilier d’un XXIe siècle qui serait effectivement le «siècle américain». Les deux autres piliers étant le contrôle des ressources pétrolières et l’hégémonie du dollar.

Un rapport clé, «Les limites de la croissance» (1971, Cercle de Rome, là encore une création de Rockefeller), a ensuite fourni à Brzezinski un fondement «scientifique» profondément erroné : il prédisait la fin de la civilisation, en raison de la croissance démographique, combinée à l’épuisement des ressources (y compris, et surtout, l’épuisement des ressources énergétiques).

Cette sombre prédiction a été attribuée au fait que seuls les experts économiques, les experts en technologie, les dirigeants de multinationales et les banques détenaient la clairvoyance et la compréhension technologique nécessaires pour gérer la société – sous réserve de la complexité de la théorie des «Limites de la croissance».

«Les limites la croissance» était une erreur. Elle était certes erronée, mais c’était sans importance : Tim Wirth, conseiller du président Clinton à la conférence des Nations unies de Rio, a admis l’erreur, tout en ajoutant allègrement : «Nous devons nous attaquer au problème du réchauffement de la planète. Même si la théorie est fausse, nous ferons ce qu’il faut en termes de politique économique».

La proposition était erronée, mais la politique était juste ! Cette politique économique a été remise en question par une analyse erronée.

Le «parrain» du nouveau glissement vers le totalitarisme (outre David Rockefeller) fut son protégé (et plus tard le «conseiller incontournable» de Klaus Schwab), Maurice Strong. William Engdahl a décrit comment «les cercles directement liés à David Rockefeller et à Strong dans les années 1970 ont donné naissance à un réseau impressionnant d’organisations et de groupes de réflexion de l’élite (sur invitation privée)».

«Il s’agit notamment du Club de Rome néo-malthusien, de l’étude rédigée par le MIT : [Massachusetts Institute of Technology] «Les limites de la croissance», et la Commission trilatérale».

La Commission trilatérale constituait toutefois le noyau occulte de la matrice.

«Lorsque Carter a pris ses fonctions en janvier 1976, son gouvernement était presque entièrement issu des rangs de la Commission trilatérale de Rockefeller – à un degré si stupéfiant que certains initiés de Washington l’ont appelé la «Présidence Rockefeller»», écrit Engdahl.

Craig Karpel, en 1977, a également noté que «La présidence des États-Unis et les principaux ministères du gouvernement fédéral ont été confiés à une organisation privée dédiée au rattachement des intérêts nationaux des États-Unis aux intérêts internationaux des banques et des entreprises multinationales. Il serait injuste de dire que la Commission trilatérale domine l’administration Carter. La Commission trilatérale est l’administration Carter».

«Tous les postes clés du gouvernement américain en matière de politique étrangère et économique, depuis Carter, ont été confiés à une Trilatérale», écrit Engdahl. Et ainsi de suite – une matrice de superposition de membres peu décelable pour le public, dont on peut dire, de façon très large, qu’elle a constitué l’«État permanent».

A-t-il existé en Europe ? Absolument, avec des ramifications dans toute l’Europe.

Voilà le fondement de la «révolte» européenne du week-end dernier : de nombreux Européens refusent le concept d’un univers contrôlé. Nombreux sont ceux qui, par défi, refusent de renoncer à leur mode de vie traditionnel ou à leurs allégeances nationales.

Le contrat faustien de Rockefeller des années 1970 a permis à une petite partie des dirigeants américains de faire sécession de la nation américaine pour investir une réalité distincte, en démantelant l’économie naturelle au profit de l’oligarchie, la «compensation» ne venant que de leur adhésion à la politique identitaire et de la «juste» transition d’une certaine diversité vers les postes de direction des entreprises.

Vu sous cet angle, le contrat Rockefeller peut être considéré comme un équivalent de l’«arrangement» sud-africain qui a mis fin à l’apartheid : les Anglo-élites ont conservé la mainmise sur les ressources économiques et le pouvoir, tandis que l’ANC, à l’autre extrémité de l’équation, s’est dotée d’une «façade Potemkine» pour accéder au pouvoir politique.

Pour les Européens, cet «arrangement» faustien réduit les humains à l’état d’unités identitaires occupant l’espace inter-marchés, plutôt que d’être les auxiliaires d’une économie organique centrée sur l’homme, comme l’écrivait Karl Polanyi il y a 80 ans dans «La Grande Transformation».

Il attribuait les troubles de son époque à une unique cause : la croyance que la société peut, et doit, être organisée par des marchés autorégulés. Pour lui, cela ne représentait rien de moins qu’une rupture ontologique avec la majeure partie de l’histoire de l’humanité. Avant le XIXe siècle, soulignait-il, l’économie humaine a toujours été «enracinée» dans la société : elle était subordonnée à la politique locale, aux coutumes, à la religion et aux relations sociales.

L’inverse (le paradigme technocratique autoritaire et identitaire à la Rockefeller) ne mène plus qu’au délitement des liens sociaux, à l’atomisation de la communauté, à l’absence de tout contenu métaphysique et donc à l’absence d’objectif et de finalité existentiels.

L’illibéralisme est source de frustration. Il signifie que «vous ne comptez pas.» Vous n’êtes pas concerné. De nombreux Européens l’ont manifestement compris.

Ce qui nous ramène à la question de savoir comment les classes occidentales vont réagir à la révolte naissante contre l’ordre international qui se propage de par le monde – et fait maintenant irruption en Europe, bien qu’avec des colorations diverses et un certain bagage idéologique.

Il est peu probable – pour l’instant – que la classe dirigeante soit encline aux compromis. Ceux qui dominent ont tendance à éprouver une peur existentielle : soit ils maintiennent leur domination, soit ils perdent tout. Ils n’y voient qu’un jeu à valeur nulle. Le prestige de chaque protagoniste se fige. De plus en plus, les individus ne s’affrontent qu’en tant qu’«adversaires». Les concitoyens représentent une menace redoutable à laquelle il convient de s’opposer.

Prenons l’exemple de la guerre d’Israël contre les Palestiniens. Les dirigeants de la classe dirigeante américaine comptent de nombreux partisans fanatiques d’un Israël sioniste. Alors que l’ordre international commence à se lézarder, ce pan du pouvoir structurel américain risque lui aussi de se montrer intraitable, par crainte d’un résultat à somme nulle.

Il y a un récit israélien de la guerre et la version du «reste du monde» – qui ne se rejoignent pas franchement. Comment résoudre ce problème ? Pour l’instant, l’effet bénéfique d’une vision différente des «autres» – Israéliens et Palestiniens – n’est pas à l’ordre du jour.

Ce conflit pourrait potentiellement s’aggraver – et durer encore longtemps.

La «classe dirigeante», désespérément en quête de résultats, pourrait-elle chercher à intégrer (et tenter de dissimuler) les horreurs de cette lutte ouest-asiatique dans une guerre géostratégique plus vaste ? Une guerre qui entraînerait le déplacement d’un plus grand nombre de personnes (éclipsant ainsi l’horreur régionale) ?

source : https://strategic-culture.su

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