Mare nostrum

13.06.2021

Les nouveaux rois de Thulé, je veux dire les ministres des Affaires étrangères des huit pays membres du Conseil de l’Arctique1, viennent de se réunir à Reykjavik. Ils y ont rendu publique le 20 mai une déclaration commune qui juxtapose des lieux communs et des autocongratulations qui ne changeront pas l’avenir de la planète, de l’humanité ni des ours polaires. L’Arctique ne passionnait sans doute pas grand monde il y a dix jours et la réunion avait surtout pour intérêt de permettre à MM. Blinken et Lavrov de préparer une rencontre entre MM. Biden et Poutine.

Mais, tels des joueurs de go déposant leurs premières pierres de façon à disposer de bases d’appui solides lorsque les choses deviendront sérieuses, les deux protagonistes ont échangé, les jours précédents, quelques déclarations péremptoires, l’un affirmant par exemple que l’Arctique est « une zone d’influence légitime », l’autre qu’il faut « éviter une militarisation de l’Arctique ».

Cependant cette militarisation est déjà bien engagée. C’est le cas depuis longtemps au Groenland puisque les Etats-Unis, après y avoir conclu un accord en 1941 et établi un point d’appui en 1943, y ont installé à partir de 1951 des bases et stocké des missiles nucléaires. Plus récemment, la Russie a construit ou modernisé plusieurs sites militaires en Arctique et déployé systèmes de défense et lanceurs de missiles, la Suède a rétabli le service militaire, des bombardiers américains se sont entraînés en Norvège après que les deux pays ont signé un accord de coopération et le Danemark se dote de stations radar et de drones de surveillance. Des navires américains ont navigué en mer de Barents dans la zone économique exclusive (ZEE) de la Russie et dans l’océan lui-même des exercices militaires ont lieu régulièrement ; même la France a, en 2018, envoyé un bâtiment militaire de soutien, non doté d’artillerie, traverser l’Océan Arctique jusqu’au détroit de Béring.

Le réchauffement climatique n’a donc pas, dans le Grand Nord, pour seuls effets de déstabiliser les fondations d’immeubles ou d’installations industrielles, de révéler quelques squelettes de mammouths ou de réveiller quelques virus endormis dans le permafrost et prêts pour une suite de Jurassic Park : il a aussi pour effet de diminuer sensiblement la surface du « continent de glace » et de rendre plus aisée la circulation maritime. Des navires lourdement armés pourront donc plus facilement faire des ronds dans l’eau glacée, gesticuler ici ou là et éventuellement débarquer quelques fantassins chaudement vêtus.

Mais est-ce là l’essentiel ? Le débat sur la militarisation de la zone peut surprendre. Il est fréquent que des pays frontaliers n’aient pas les uns pour les autres une confiance absolue, les sous-marins russes et américains savent depuis longtemps naviguer sous la banquise, les Russes n’ont pas besoin de passer par le pôle Nord pour envahir les Pays Baltes ou la Finlande et les bombardiers stratégiques comme les missiles intercontinentaux sont généralement indifférents à l’égard de l’épaisseur de la couche de neige ou de banquise qu’ils survolent. Pouvoir naviguer six ou neuf mois par an au lieu de trois bouleversera-t-il vraiment l’équilibre des forces militaires ?

 
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L’important est peut-être ailleurs. Il sera désormais possible de relier autrement l’Europe au Pacifique, par une route, dite « northern sea route » (NSR), qui, d’une part sera beaucoup plus courte (de 40 % affirment les experts) que la route actuellement utilisée, passant par le canal de Suez et l’Océan Indien, d’autre part évitera de dépendre de la bonne volonté de pays souvent en crise (Moyen Orient) ou connaissant la guerre civile ou l’anarchie et le banditisme (Corne de l’Afrique). Cela ne manquera pas d’abaisser les coûts du commerce international, même si le transport maritime est une composante mineure du coût total de l’acheminement des marchandises dans un monde « globalisé ».

La Chine, dont l’essor économique dépend en partie du commerce avec l’Europe, est sans doute le pays susceptible de tirer le plus profit des nouvelles possibilités offertes par la NSR. Son appareil industriel, habitué à utiliser la voie maritime et remarquablement connecté à un système portuaire extrêmement efficace, peut rapidement se brancher sur la NSR : celle-ci accroîtra son avantage compétitif, ce qui est précieux pour répondre aux velléités actuelles de réduire la dépendance vis-à-vis de l’industrie chinoise.

La Russie, au contraire, n’a implanté au pourtour de l’Océan Arctique que des industries extractives ou de l’industrie lourde et ne pourra vraiment utiliser la NSR qu’à la condition de réaliser préalablement d’importants investissements, nécessairement très coûteux compte tenu des conditions météorologiques : elle effectuerait d’ores et déjà 10 % de ses investissements dans la zone arctique. Mais rien ne pourra se faire dans la zone arctique sans la Russie et M. Lavrov a posé une autre pierre sur le goban en déclarant que « pour nous, la NSR est une artère de transport nationale ».

La Chine l’a compris et a signé en avril 2019 avec la Russie un accord de coopération, à vocation paraît-il scientifique, visant à réaliser une « route polaire de la soie » qu’il y a quelques siècles les bombyx du mûrier n’avaient pas plus imaginée que les caravaniers éblouis par les mirages du désert de Gobi.

L’important, c’est donc le commerce international, mais c’est aussi l’accès aux richesses du sous-sol arctique. L’existence de ressources en hydrocarbures (pétrole et gaz) est aujourd’hui bien connue et les ONG qui combattent leur exploitation nous la rappellent régulièrement : il est généralement admis, à partir d’une étude de 2008, que la zone arctique recèle de 20 à 30 % de leurs réserves mondiales. Mais l’on fait moins état des ressources minières, bien que celles-ci soient sans doute plus stratégiques. La zone arctique recèle en effet de très grandes quantités (127 millions de tonnes) de « rare earth oxides » (REO), autrement dit de terres rares, dont les nouvelles technologies, en particulier les énergies renouvelables et le numérique, sont très friandes. Si la Chine possède les gisements mondiaux les plus importants (161 Mt), l’Arctique russe vient au deuxième rang (72 Mt), le Groenland au cinquième (42 Mt) et l’Arctique canadien au sixième (14 Mt).

Certains de ces gisements sont déjà exploités, notamment ceux d’hydrocarbures, mais de nombreux projets sont en cours de lancement au Canada, en Russie, au Groenland. Si la Russie affiche clairement sa volonté de tirer profit de ses atouts miniers (M. Poutine prône « la mise en valeur industrielle de l’Arctique, notamment l’extraction de matières premières »), si le Canada a une activité extractive importante (en 2017 les industries extractives y représentaient 8,6 % de son PIB industriel), le Groenland a lui aussi des ambitions dans ce domaine : il avait prévu de lancer cette année son premier appel d’offres d’hydrocarbures onshore et d’exploiter un très important gisement de terres rares (11 Mt) et d’uranium (270 000 t) ; mais les étranges combinaisons politiques issues des élections du 6 avril dernier rendent l’avenir de ces projets incertain.

Au Groenland aussi la Chine est aux avant-postes : les compagnies chinoises CNPC et CNOOC, l’une et l’autre contrôlées par l’Etat, seraient sur les rangs pour répondre à l’appel d’offres d’hydrocarbures et le projet minier est entre les mains d’une entreprise australienne détenue en partie par des capitaux chinois. (En outre la Chine a proposé ses services pour moderniser trois aéroports).

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Quel équilibre stratégique faut-il rechercher dans ce contexte ? Il est bien sûr exclu qu’un pays puisse contrôler toutes les rives de l’Océan Arctique pour en faire, comme l’Empire romain de la Méditerranée, sa mare nostrum. La proposition faite par M. Trump en 2019, consistant à acheter le Groenland, avait fait beaucoup rire dans les chaumières et hurler dans les igloos mais ne faisait que reprendre celle faite en 1946 par M. Truman, lequel avait offert 100 M$ en échange ; après tout, les Etats-Unis ont bien acheté la Louisiane en 1803 et l’Alaska en 1867, pourquoi ne pas continuer ? Les Russes, pour leur part, regrettent sans doute amèrement d’avoir vendu l’Alaska mais le délai de rétractation est écoulé et ils doivent se contenter de n’occuper « que » 53 % des côtes arctiques, ce qui n’est quand même pas rien. Mais ils aimeraient beaucoup que la « Mère Patrie » soit aussi un peu une « Mer Patrie ».

Faut-il souhaiter une internationalisation de l’Océan Arctique, chercher à en faire une mare nostrum mondiale ? Le traité du Spitzberg, signé en 1920, pourrait donner des idées : les îles de l’archipel, administré par la Norvège, sont démilitarisées et les ressources naturelles peuvent être exploitées par différents pays : mais il s’agit essentiellement de charbon, qui n’intéresse plus grand monde. A l’autre bout du monde l’Antarctique est, depuis 1961, régi par un traité qui interdit l’usage militaire du continent mais ce traité, d’une part est muet sur la haute mer, d’autre part n’implique pas la renonciation des Etats signataires à leurs revendications de souveraineté. Surtout, le Spitzberg et l’Antarctique sont des terres recouvertes de glace alors que le « continent » arctique n’est que de l’eau gelée et de l’eau, même à l’état solide, ne peut pas faire l’objet d’une appropriation nationale : les situations ne sont donc pas comparables. La France avait émis en 2009 l’idée de conférer à l’Océan Arctique un statut international mais s’était heurtée à l’opposition conjointe du Canada, du Danemark, des Etats-Unis, de la Norvège et de la Russie : il est peu probable que ces pays aient depuis changé d’avis. Quant à faire du Conseil de l’Arctique, créé en 1996, une instance de régulation internationale ou interétatique, cela impliquerait d’en transformer profondément la nature : il n’a aujourd’hui aucune compétence, ni juridique ni, a fortiori, militaire, c’est surtout un lieu d’échanges permettant la participation d’entités représentant les populations autochtones et de diverses ONG, les premières ayant un statut de participant permanent et les secondes d’observateur.

En toute hypothèse se pose la question du rôle des pays qui, bien que n’étant pas riverains de l’Océan Arctique, y ont des activités ou des intérêts majeurs, en premier lieu la Chine, on l’a vu. Celle-ci a le statut d’observateur auprès du Conseil de l’Arctique, mais au même titre que douze autres pays dont la légitimité arctique n’est pas aussi évidente, la Suisse, l’Inde ou Singapour par exemple2.

Plutôt que de rechercher des solutions spécifiques, pourquoi ne pas appliquer simplement le droit international qui a depuis longtemps défini les droits et obligations respectifs des Etats côtiers et des Etats tiers et les conditions dans lesquelles la liberté de circulation maritime peut s’exercer ? L’Océan Arctique n’est pas la première étendue d’eau salée dans lesquels les humains ont envie d’aller barboter.

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Au regard de ces différents constats, plusieurs conclusions peuvent être tirées :

1/ La fonte de la banquise arctique est désormais un fait et la circulation maritime sera dorénavant possible sur des espaces plus vastes et durant des périodes plus longues. Déposer de gros glaçons devant un ministère ne permettra pas de remonter le temps.

2/ Les principaux enjeux ne sont pas d’ordre militaire mais d’ordre économique. Il faut avant tout que la France et l’Europe puissent profiter des opportunités offertes par la NSR et accéder aux ressources minières rares qui sont nécessaires à la transition écologique et à l’essor des industries du futur. Les pressions politiques ou militaires ne suffiront donc pas à elles seules, elles n’ont pas de sens si elles ne font pas partie d’une stratégie plus globale de coopération économique avec les pays de la zone arctique.

3/ N’en déplaise à M. Blinken, en Arctique la menace pour les pays européens ne vient pas de la Russie, mais de la Chine. Celle-ci est beaucoup mieux positionnée pour profiter des nouvelles opportunités que crée l’émergence d’un Océan Arctique navigable (outil industriel très bien connecté aux réseaux maritimes, gains résultant de liaisons maritimes avec l’Europe plus rapides et moins coûteuses) et agit avec ordre et détermination pour utiliser ces atouts (accord conclu avec la Russie pour créer une « route polaire de la soie », développement de liens avec le Groenland, prise d’intérêts dans des projets d’extraction minière permettant d’accroître son contrôle sur les terres rares).

4/ L’Europe devrait enfin comprendre que le meilleur moyen de contrebalancer cette pression chinoise est d’attirer la Russie dans son camp pour éviter que ce pays développe de manière exclusive ses liens économiques avec la Chine. Ajouter des sanctions aux sanctions, d’ailleurs sans grand effet, plaît peut-être aux opinions mais sert surtout les intérêts chinois.

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Jean Malaurie rappelle3 que plusieurs civilisations antiques, en Europe et en Asie, croyaient en une mythique Hyperborée où hommes et dieux vivaient ensemble en paix. Apollon lui-même retournait régulièrement dans le Grand Nord pour se régénérer, afin de demeurer le dieu de la sagesse et de l’harmonie du monde. S’il est vrai que les mythes dissimulent ou exacerbent une réalité, espérons qu’en l’occurrence ils anticipent l’avenir.

1 Canada, Danemark, Etats-Unis, Finlande, Islande, Norvège, Russie, Suède.

2 Les observateurs sont l’Allemagne, la Chine, la Corée du Sud, l’Espagne, la France, l’Inde, l’Italie, le Japon, les Pays-Bas, la Pologne, le Royaume-Uni, Singapour, la Suisse, l’Union Européenne ainsi que diverses ONG et organisations interparlementaires ou intergouvernementales.

3 Jean Malaurie, « Le mythe du pôle Nord : les hyperboréens, Apollon, la licorne de mer et l’étoile polaire ». Xe Colloque International du Centre d’Etudes Arctiques, 1983.

 

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